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Que reste-t-il du rêve américain ? interroge l'affiche. En Arizona, sur ces terres rouges qui l'incarnent le mieux, du Grand Canyon à Monument Valley, le temps semble s'être arrêté. Claus Drexel montre l'envers du décor : carcasses de voiture, bâtiments à l'abandon, bicoques branlantes, intérieurs encombrés de vieilleries, enseignes kitsch. Les cowboys sont toujours là, chapeau vissé sur la tête, au milieu de leurs chevaux, cannette de bière à la main. Les voitures ont le look des années 60, oblongues et effilées, alors qu'en ville ce sont les VUS qui, comme chez nous, sont devenues la norme. Une réelle poésie se détache de ces images désolées, qui se marient aux grands espaces de part et d'autre de la fameuse Route 66. Un puissant parfum nostalgique, qui traduit probablement ce que beaucoup de gens là-bas ont dans la tête.

Car dans les têtes non plus, rien n'a changé. L'amour de l'Amérique est toujours ardent, un patriotisme que le spectateur français aura bien du mal à partager. La foi dans le bienfait des armes semble inébranlable : le civilisateur de L'homme qui tua Liberty Valence joué par James Stewart a bel et bien perdu la partie. Un sujet sur lequel Claus Drexel va s'attarder, peut-être un peu trop, au risque d'en faire le thème principal de son film. Comme tous les gens qui vivent au contact de la nature, il y a chez ces Américains une certaine dureté : il faut bosser sinon vous n'aurez rien (l'Obamacare n'a pas la cote), les tueurs ne méritent que la peine de mort, si quelqu'un pénètre chez soi on lui tire dessus, etc. C'est la loi du plus fort qui s'impose : selon l'un des interviewés, les Indiens auraient dû tirer sur les colons mais ils se sont montrés faibles, tant pis pour eux ; pour un autre, le monde se divise en deux catégories (Tico), les meneurs et ceux qui marchent le nez dans le cul d'un cheval - et les Etats-Unis ont vocation à être les leaders du monde bien sûr. Messianisme, religiosité puissante, culte de l'autodéfense, rudesse des tempéraments, défense des terres acquises : on ne peut que voir là les conséquences des origines du pays, marquées par la conquête de pilgrims aventureux. On retrouve peu ou prou les mêmes caractéristiques en Afrique du Sud, autre terre de pionniers.

Ce qui a changé tout de même, c'est le sentiment d'abandon de ces gens. Un sentiment qu'on retrouve dans les zones rurales françaises et, peut-on penser, dans la plupart des coins éloignées des centres de pouvoir. Ici, le déclin de la petite ville de Seligman est due à la suppression de la gare (alors que la ville avait été construite initialement autour de cette gare) et à la construction d'une autoroute permettant d'éviter la Route 66 - on regrettera d’avoir dû visionner le bonus du DVD pour l’apprendre. Ce sentiment d'abandon va de pair avec une peur, celle d'être submergés par les flux migratoires venus du Mexique et de l'Amérique du Sud. Le résultat : une haine féroce des élites et le rejet des étrangers qui viennent leur prendre le peu qu'ils ont. Là aussi, même chose qu'en France où le RN fait parfois des scores écrasants dans des villages qui n'ont jamais vu l'ombre d'un étranger. Les quelques émigrés qui se sont bien intégrés, un couple de retraités latinos et un autre couple d'Indiens tenant un hôtel, tous deux laudateurs de l’american dream, ne se montrent pas pour autant plus accueillants à l'endroit des migrants d'aujourd'hui. Air connu.

On comprend l'accession au pouvoir de Trump : non seulement son discours simpliste stimule la fibre nostalgique de ces populations, mais surtout sa concurrente, Hillary Clinton, incarne au plus haut degré les élites honnies des grandes villes. Elle est de plus une femme, ce qui ne doit pas être un atout sur ces terres machistes. Claus Drexel explique qu'à sa grande surprise ce bout d’Amérique profonde ne s’est pas révélé tant que cela favorable à Trump car bien des gens ont conscience que cet homme est un fou dangereux : ils étaient surtout anti-Hillary. On mesure l'erreur grossière que commet cette dernière lorsqu'elle traite de "déplorables" les électeurs de Trump. L'un des interviewés indique d'ailleurs que ces gens ne font que les prendre pour des "idiots". De quoi donner sa voix à celui qui propose d'inverser la vapeur. Dans l'ADN de l'Amérique, il y a aussi la foi dans le business : l'un des interviewés votera Trump car c'est un homme d'affaires qui a réussi et qu'il gèrera ainsi le pays. Naturellement, le très habile échevelé ne manque pas de mettre aussi en avant l'idée qu'avec les Démocrates le droit de posséder une arme risque d'être restreint. Un authentique chiffon rouge.

Car c'est une passion pour les guns qu'entretiennent ces Américains-là. Rien de nouveau, on s'y attendait, et l'on constate le fossé culturel qui nous sépare de ces lointains descendants des pionniers. Un boucher équarrisseur devant une carcasse est tout aussi épaté de ce que nous sommes : "c'est vrai, vous n'avez pas le droit de posséder une arme chez vous ?!"...

Claus Drexel fait tout ce qu'il peut pour les comprendre, puisque tel est le propos de son documentaire : un gars nous explique que c'est uniquement défensif, un deuxième que Seligman est tellement isolé que la police mettrait deux heures à arriver, un troisième qu'il faut bien être armé puisque les délinquants, eux, sauront toujours se procurer des armes, un quatrième que les armes automatiques, utiles uniquement pour tuer des gens en masse, devraient tout de même être interdites. Bel effort, mais peu couronné de succès : on reste sidéré devant l'arsenal d'un particulier, devant l'attrait des consommateurs pour les AK-quelque-chose, devant cette vieille dame qui présente son colt auquel elle a donné un petit nom, devant cette tenancière d'un bar qui énumère toutes les armes qu'elle possède, précisant que son fils de 7 ans en a deux à lui. Se faisant l'avocat du diable, Claus Drexel, dans un bonus du DVD, avance l'idée que, familiarisé très tôt avec les armes, peut-être les Américains savent-ils mieux les gérer... Peut-être. Tout de même : il ne semble pas que chez nous, un habitant vivant isolé, loin de tout, comme il y en a en France, se sente en insécurité s'il ne possède pas une arme, si ? Il sera bien difficile aux Etats-Uniens de sortir de leur système vicié car c'est bien là le drame : à présent que tout le monde est armé, mieux vaut l'être aussi soi-même en effet ! Une femme explique qu'elle ne boit pas car elle risquerait, sinon, de tirer facilement sur des gens. Un constat qui n'a rien de rassurant.

Claus Drexel explique qu'il tenait à trouver une femme enceinte sur le point d'accoucher au moment de la présidentielle de 2016 : il a calibré le choix de sa ville en conséquence, pour avoir une chance de dégoter la perle rare. Bingo : la tenancière d'un bar mettra au monde un petit garçon en effet, dénommé en hommage à un cowboy légendaire - tout un symbole. Plus loin, elle affirme qu'elle n'a jamais assisté à une exécution mais que ce serait une expérience intéressante... Comme la plupart des interviewés, elle ne fait pas dans le politiquement correct, assumant ses positions.

Dans l'ADN des Américains, outre le patriotisme et l'amour des armes, il y a la religion. Gap culturel, là aussi, pour le spectateur français qui voit un pasteur enjoindre ses ouailles à voter Trump au nom de Dieu. Encore une occasion de se sentir à mille lieux de ces gens. Claus Drexel a voulu son portrait équilibré, il montre donc aussi quelques figures plus raisonnables : une serveuse au regard halluciné se plaint que les jeunes d'aujourd'hui ont les yeux rivés à leur portable et que l'humanité ait salopé ce monde, un pasteur à la retraite peine à comprendre qu'une majorité fasse confiance à un Trump accusé de tant de choses, des vétérans du Vietnam affirment en rigolant qu'il faudrait lui tirer dessus... Mais rien à faire, le compte n'y est pas : le film de Drexel est bien plus édifiant qu'il ne donne accès à la compréhension de ces gens, ce qui était son objectif "d'explorateur". La gageure n'est que peu tenue.

Pour ce qui est de la forme, Claus Drexel fait de la belle ouvrage, dans la lignée d'un Raymond Depardon : beaucoup de plans fixes bien cadrés, des séquences assez longues et peu de questions posées aux interviewés pour ne pas orienter le propos. On pense aussi à Frederik Wiseman, mais en moins radical dans ces partis pris - ce qui fait aussi qu'America ne dure pas trois heures...

On déplorera bien quelques clichés, comme la séance de l'Indien Hopi, plein de sagesse, sur fond de paysages grandioses. Et une musique parfaitement inintéressante, signée Ibrahim Malouf. On pourra interroger aussi le titre, qui semble vouloir représenter les Etats-Unis dans leur ensemble, alors que ce bout d'Arizona n'en est un qu'un échantillon réduit (c'est tout de même ce type d'électeurs qui porta Trump au pouvoir, ce qui relativise un peu cette critique).

Saluons en revanche la dernière image du film : devant la carcasse rouillée d'une machine, un train à l'arrière plan défile, chargé de chars d'assaut. Il semble interminable. Drexel a expliqué avoir attendu tout l'après-midi en vain qu'un train passe. Au moment où lui et son chef op' allaient ranger leur matériel, ce convoi-là est apparu. Le doigt de Dieu sans doute ! En tout cas, voilà qui lui permet de conclure en beauté.

Jduvi
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le 26 janv. 2025

Modifiée

le 26 janv. 2025

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Jduvi

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