Crevons immédiatement l'abcès : le roman de Bret Easton Ellis publié en 1991 était de toute évidence inadaptable. Son haut degré de violence, ses descriptions très explicites, mais aussi sa narration singulière rendaient la tâche quasiment impossible.

Traité à la ligne ou au mot près, American Psycho s'approche davantage du film pornographique ou du snuff movie que d'autre chose. De plus, son discours ambigu et les nombreuses controverses qui ont accompagnées sa publication ajoutent une pincée supplémentaire de problèmes à ce projet déjà très casse-gueule.


Cette critique ne s'articulera pas essentiellement sur une comparaison entre le film et le roman. Néanmoins, pour bien comprendre les limites et les écueils de cette adaptation, il m'apparaît capital d'avoir lu l'œuvre dont elle est tirée.

American Psycho traite donc des milieux ultra-aisés de New-York à la fin des années 1980, au crépuscule de l'ère Reagan. Son protagoniste, Patrick Bateman, est un charmant golden boy de vingt-sept ans qui s'avère également être un tueur en série. Dans son texte, le coup de génie de Bret Easton Ellis était de faire de cet environnement superficiel le terrain de chasse d'un meurtrier insoupçonnable. En effet, personne ne suspecte un seul instant Bateman de commettre pareils méfaits, précisément car l'idée qu'un tueur puisse sévir dans ce Cosme ne traverse jamais l'esprit de personne. Les gens y sont si matérialistes, si vides et leurs personnalités si interchangeables l'une de l'autre, qu'une disparition ou une absence n'est jamais vraiment prise au sérieux. A partir de cette critique sociale, Bret Easton Ellis proposait aussi une plongée fascinante dans l'esprit d'un personnage qui n'existe en vérité qu'au travers de ses possessions et de ses succès : marques de vêtements, réservations dans des restaurants luxueux, conquêtes amoureuses, routines journalières, etc. etc.


Le film a pour ainsi dire le même point de départ, et je bien admettre qu'à première vue, il semble respecter scrupuleusement ses sources. L'atmosphère lisse, aseptisée de la haute-société new-yorkaise y est retranscrite dès la première scène du film. Les sempiternelles discussions machistes et inutiles des protagonistes le sont également, et Christian Bale, tête d'affiche inoubliable de ce long-métrage, est immédiatement crédible dans son rôle de yuppie superficiel. Pourtant dès cette première scène, le plus gros soucis du film apparaît déjà, et il est malheureusement lié au personnage principal. Ce n'est pas le jeu d'acteur de Christian Bale qui pose problème ; il est au contraire toujours juste et impliqué dans son rôle. Non, c'est au contraire le fait que Patrick Bateman est, justement, beaucoup trop incarné.


L'idée même du personnage, c'est qu'il n'est qu'un fantôme.

Une coquille vide que ses collègues confondent systématiquement avec un autre, tant il se démarque à peine des autres profils et personnes qui fréquentent ces cercles sociaux. Le premier chapitre du roman est à ce titre brillant, car le lecteur met une dizaine de pages à comprendre que le récit est narré à la première personne, et non à la troisième. Bateman est un protagoniste si invisible, si lisse et si superficiel, que nous peinons dans un premier temps à le remarquer, y compris à l'écrit.

Le problème du film, c'est que Christian Bale y est immédiatement mis en valeur, et que le spectateur arrive parfaitement à l'identifier au sein des autres silhouettes et éléments de la scène. La caméra aurait justement pu trompé notre œil, et ne pas nous laisser la possibilité de savoir autour de qui ou de quoi s'articulera le film, mais elle ne le fais pas, et vend de sitôt la mèche.


D'autre part, la voix-off gâche seulement moi tout la démarche du film. Patrick Bateman ne peut avoir de longs monologues sur à quel point il se sent vide et se considère comme une entité abstraite, car il est justement incapable d'avoir de telles pensées, d'avoir un tel degré d'introspection. Bateman ne raisonne pas. Il ne fait qu'agir, ou alors citer. Ses interminables dissertations musicales, également présentes dans le film, ont justement pour objectif de montrer son impossibilité à échanger, à discuter de quelque chose d'autre qu'un sujet prémâché.


Enfin, je trouve le film infiniment trop sage. Je ne comprends pas l'intérêt d'avoir voulu adapter un roman pareil si c'était justement pour lui enlever tout ce qui faisait son facteur choc, ce qui lui a permit de défrayer à ce point la critique et de se vendre autant. J'ai dit un peu plus tôt que le roman était inadaptable à la ligne près, mais le film aurait selon moi dû mettre les bouchées doubles au niveau de la violence. Le premier meurtre du livre, que l'on retrouve également dans le film, est celui d'un sans-abri et de son chien. Là où la scène fait l'effet d'une véritable déflagration dans le livre, car elle sort de nulle-part après quasiment deux-cent pages, et est extrêmement graphique, le film la rend monstrueusement banale et presque indolore. Ce qui faisait la brutalité des descriptions d'Ellis, c'était notamment sa manière d'incorporer des détails "qui tue" dans son texte, de sorte à rendre ces carnages insoutenables. Le problème, c'est que la mise-en-scène de Mary Harron ne se permet jamais le moindre insert sur une blessure, la moindre mise-en-valeur du gore, et semble passer complètement à côté de ses scènes chocs (à l'exception peut-être de la tronçonneuse, qui est d'ailleurs absente du livre).

Ainsi, le film semble très fade, et perd de vue le caractère schizophrénique de l'œuvre, qui surprenait justement par sa violence extrême d'une page à une autre.


Cependant, je dois bien reconnaître que le film est très drôle. Si le long-métrage a en effet donné naissance à de nombreux memes sur internet, ce n'est pas pour rien. Cette adaptation insuffle une bonne dose d'humour noir et un décalage bien venu à une œuvre qui ne l'était absolument pas, contrairement à ce qu'a déclaré par la suite son auteur pour se dédouaner. Peut-être est-ce dû au fait que le film est réalisé par une femme, et que celle-ci apporte un point de vue plus sarcastique sur le machisme et la bouffonnerie d'un tel milieu social. Quoiqu'il en soit, le film se démarque largement du livre dont il s'inspire par ce sarcasme constant, et cette manière qu'il a de railler ouvertement ses personnages ouvertement stupides.


En définitive, American Psycho n'est pas un mauvais film.

Il est visuellement très soigné, contient plusieurs séquences mémorables (la discussion avec Jean ou le meurtre de Paul Allen), et se trouve porté par une très bonne interprétation de Christian Bale. Sa critique sociale est plutôt bien retranscrite, et l'humour absurde fonctionne bien. Toutefois, c'est l'exemple parfait d'une adaptation incapable de restituer la singularité littéraire d'un texte.

Le film n'est jamais choquant car trop pusillanime, jamais perturbant car il reste toujours sur un créneau taillé pour le grand public, et jamais ambigu car son anti-héros passe son temps à expliquer sa folie, et quelque part presque à la justifier.


LounisBrl
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le 17 oct. 2023

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LounisBrl

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