Il faut commencer par la fenêtre car c'est par là que tout commence. La fenêtre du haut d'une tour n'offrant à voir qu'un gris à perte de caméra par laquelle l'amant d'une infidèle fume, la fenêtre d'une loggia qu'un vieil homme a colmatée de plastique pour y vivre sans déranger la famille de sa fille, la fenêtre ouverte sur les puanteurs du quartier d'un jeune homme préparant une arme de fortune pour combattre les difficultés de l'école. Une seule fenêtre manque à l'appel des personnages principaux, celle de la jeune fille brimée par sa mère, découvrant une énième fuite dans leur appartement. Et c'est bien l'aperçu d'une fuite que Hu Bo filme dans An Elephant sitting still. Enfin, il y a la fenêtre du suicide par laquelle se jette le mari qui découvre l'infidélité entre sa femme et son ami Yu Cheng. Ainsi se clôture l'introduction des personnages, une mort se donne.
« Il n'acceptait pas le monde et le monde ne l'acceptait pas ». Ces quelques mots prononcés au sujet de Hu Bo par son ancien professeur, Béla Tarr, cinéaste hongrois des films tels que Rapports préfabriqués (1982), Damnation (1988) ou Le Tango de Satan (1994), introduit ce trouble rapport de l'acceptation entre un être et son monde. Une définition psychanalytique de l'acceptation la propose comme « l'intégration de la réalité à sa vie consciente ». Ce terme pourrait bien être le motif de bon nombre d'actions mises en scène dans ce film. Comment filmer l'impossible intégration d'un quotidien à la vie de ces personnages ? Cette lignée de personnages se dévoile dans le temps du film au travers des renoncements successifs qu'ils concèdent à leurs parcours. Le parcours le plus emblématique – voire problématique – qui est filmé est celui de l'adolescent qui souhaite parvenir au village de Manzhouli quoiqu'il advienne, il serait prêt à y laisser sa vie pour aller voir l'éléphant qui y reste assis. C'est dès le moment qu'il apprend la mort de sa grand mère dans l'appartement où tout le monde semble l'y avoir oublié sauf lui, que rien ni personne ne permet de le retenir dans ce morne quotidien. On pourrait abusivement dire qu'il n'a plus rien à perdre – poncif qui arbore le personnage mélodramatique dévoué à une cause extrême. Mais je trouve plus approprié de penser qu'il n'a plus rien à accepter si ce n'est l'expérience d'une quête qu'il mène sans relâche pour aller voir cet éléphant qui reste assis. L'histoire de cet éléphant justifie donc la fuite en réponse à une acceptation problématique qui échoue entre des êtres et leur monde. On peut se laisser penser que c'était l'œuvre d'art, le cinéma, le récit à l'image qui formulaient la réponse de Hu Bo lui-même à cette question lorsqu'il il s'est ôté la vie une fois la post-production de ce film achevée. Cet éléphant que l'on ne verra jamais à l'écran porte alors l'espoir artistique d'un temps qui subsiste à l'invivable. Et c'est alors que la perspective d'une fabrique des possibles semble illustrer le cinéma de Hu Bo. Toujours dans les premiers instants du film, les personnages derrière leurs fenêtres sont assis ou couchés. An Elephant sitting still, dans son déploiement esthétique au gré de l'histoire de ses personnages, montre un temps possible et, afin d'interroger ses implications politiques, j'aime à transformer l'expression de Jacques Rancière qui caractérise le cinéma de Béla Tarr par le « temps d'après » en la relève d'un temps. Rancière qualifie ce temps d'après comme le « temps où l'on s'intéresse à l'attente elle- même » en ce sens que les beaux plans cinématographiques ne servent pas à combler le vide mais à forger l'intérêt moins des histoires que de « l'étoffe sensible du temps dans lequel elles sont taillées ».
Comment l'œuvre cinématographique peint-elle le mouvement de l'invivable vers une autre perspective possible ? De quelle manière un art fabrique-t-il aux yeux du spectateur en ces quelques heures la relève d'un temps ?
On comprend aisément que c’est la violence qui rapproche ces quatre personnages. Plusieurs occurrences mises en scène capitonnent chacune de leurs journées qu'ils vont alors chercher à fuir, et finir par se rapprocher ensemble de l'éléphant au crépuscule d'une journée collective, leur journée. Une première violence est à l'origine du croisement des chemins : une altercation entre deux élèves dégénère à l'accident, le sang se répand sur le sol de la cour du lycée. Le responsable malgré lui est l'adolescent Wei Bu qui va immédiatement vouloir échapper à tout cela, le blessé se trouve être le petit frère de Yu Cheng, contraint de le venger et donc de poursuivre Wei Bu. Le grand père Wang Jin est malencontreusement mêlé à l'histoire et cherche parallèlement, lui aussi, à fuir une maison de retraite qui le guette. L'adolescente Huang Ling, liée d'amitié avec Wei Bu vit quant à elle l'expérience d'une relation avec son professeur dévoilée sur internet. Tous font face à l'épreuve d'une situation qu'ils ne parviennent plus à tolérer et le cirque où se trouve l'éléphant postule leur salut. Durant ces presque quatre heures de film, la caméra suit pas-à-pas ces quatre visages dans les ruelles d'une banlieue chinoise qui se reconstruit, où chaque scène s'orchestre en longs plans séquences. Les péripéties de ces individus dessinent ainsi le voyage vers Manzhouli où se trouve l'éléphant.
Je souhaite m'intéresser dans un premier temps à caractériser le possible cinématographique produit dans ce film. Les réflexions de Jacques Rancière sur le cinéma et sur la politique de l'art pourront appuyer cette appréciation tout au long de l'étude. Je propose par la suite de considérer l'éléphant comme la formulation d'un mythe et l'origine de la construction d'un nouvel ordre social. Une lecture du philosophe Cornelius Castoriadis peut éclairer l'établissement de cette formation communautaire au regard de son travail sur le rôle de l'imagination. Il me semble alors intéressant d'observer au sein de ce film l'émergence du mythe au cours de la dissolution de ces individus dans leur société en faveur de la constitution d'une nouvelle communauté. Enfin, l'analyse d'une poétique des visages me paraît manifeste au travers des moyens formels mis en œuvre par Hu Bo quant à la question d'une fabrique des possibles.


L'aperçu d'un possible cinématographique
Quelque soit la fenêtre mise à l'image dans les premiers plans du film qui introduisent successivement les quatre personnages principaux (Yu Cheng, le grand frère ; Wang Jin, le grand-père ; Wuang Ling, l'adolescente ; Wei Bu, l'adolescent), il s'agit d'une image trouble, nauséabonde. L'histoire de l'éléphant est alors introduite par le récit de Yu Cheng, ce référent n'est plus visible mais on voit la neige qui a tout recouvert. On voit le grand père assis dans son lit de fortune sur le balcon de son appartement, l'adolescente qui peine à sortir de son sommeil. Et le grand frère récite ce qu'il a entendu à propos de cet éléphant qui resterait toujours assis. Il suppose alors : « Peut-être qu'on l'y force à coup de fourche, peut-être qu'il aime juste rester de la sorte ». C'est ce que l'on pourrait se demander de ces humains dont sont dressés ces portraits matinaux, mais le déroulement du film va amplement réfuter la seconde supposition du grand frère pour nous confirmer la première prémisse, celle d'une existence qui est imposée à chacun d'eux dans un marasme quotidien qu'ils vont tenter d'échapper. Il est difficile de ne pas se remémorer les plans d'ouverture de certains films de Béla Tarr : Damnation ou Le Tango de Satan s'ouvrent sur la vue d'une fenêtre. Dans Damnation, le cinéaste hongrois opère un contre-mouvement dans le premier plan : un personnage de dos regarde le flux de bennes minières depuis sa fenêtre puis la caméra va, quant à elle, en sens inverse. Les bennes arrivent, le personnage, statique, les regarde et la caméra s'en éloigne. Il pouvait s'agir d'annoncer le tumulte de l'intrigue à venir par ce mouvement mais, dans son film, Hu Bo mobilise la fenêtre pour présenter une posture immobile, dormante, dans cet aperçu.
« [...] dans cet abyssal déficit le sang des multitudes pourrait être le prix finalement pour la vision d'une seule fleur », voilà un morceau d'une citation de Cormac McCarhty qu'évoque Hu Bo pour désigner ce dont parle son film6. Le cinéaste ajoute : «Le film transforme des vies engluées dans la routine quotidienne en mythes individuels. À la fin, chacun devra faire le deuil de ce qu'il ou elle estime le plus ». L'œuvre s’achèverait par des renoncements individuels au prix de leur mythes respectifs. Mais ne serait-il pas question du renoncement à ces mythes individuels qui ont forgé la société qui est à l'écran ? L'échec d'un social qui devient le constat de ces existences, donne naissance à une entreprise commune.
Un évènement dans les couloirs d'un lycée va déclencher – ou enclencher, dans ce que le mouvement contient de solidaire – le rapprochement de ces quatre individus. Cette violence va induire une fuite devenant quête en affiliant ces personnages entre eux. Le mobile de leur existence devient finalement ce voyage vers la ville de Manzhouli où réside l'animal.
Les images-temps avec lesquelles Rancière définit les plans de Béla Tarr me paraissent être un outil parfaitement adapté au cinéma de Hu Bo : « des images où se rend manifeste la durée qui est l'étoffe même dont sont tissées ces individualités qu'on appelle situations ou personnages ». C'est ainsi que Rancière identifie chaque scène du réalisateur hongrois comme des « microcosmes ». La densité des éléments narratifs et de la façon dont on les filme confère une puissance dans le rapport du l'œuvre à son monde. Chaque plan séquence incarne alors un penchant de ce qui est filmé dans un rapport intime avec le temps de son monde. Et c'est de cette manière que la caméra s'accroche à chaque personnage. Lorsque l'adolescent tente d'échapper à ses parents et son ami qui sont à sa recherche dans un centre commercial, la caméra ne l'abandonne sous aucun prétexte, que ce soit dans les escalators ou au franchissement des sorties de secours. Si « chaque moment devient un microcosme » sous l’exécution d'un plan séquence, le temps est alors ressenti comme une expérience corporelle. Ces images- temps instaurent non seulement le lien entre les personnages filmés et leur monde mais elles font aussi ce qui unit le spectateur à ce qui est montré à l'écran. L'expérience d'un film de près de quatre heures (assez inhabituelle dans les salles) amène la considération de l'expérience cinématographique qu'éprouve le spectateur dans son monde propre.


Le mythe de l'éléphant
Dès les premiers instants du film, on nous parle de l'histoire de cet éléphant, un phénomène de foire qui reste assis et les gens font le voyage pour venir le contempler. Il me semble que cet éléphant qui reste assis devient le mythe de cette série de personnages que le temps d'une journée et ces quatre heures de film vont lier. Cette médiation autour du mythe de l'éléphant qui se transmet progressivement entre les personnages apparaît comme le seul lien, le seul liant, qui subsiste à cette communauté. On perçoit en effet, dans la cruauté des rapports dépeints, l'absence d'accompagnement ; chacun est esseulé par l'assèchement de rapports sociaux. Leurs quotidiens brisés par les relations avec les familles, les autorités, les amours font de ces personnages des représentations singulières d'individus symptomatiques (et non archétypaux) d'une communauté défaillante. Il est donc question d'un défaut communautaire prenant les accents d'une dénonciation, une communauté sans espoir pour quelques uns. Les échecs qui ponctuent le temps de l'histoire de nos personnages constituent ce qui me semble se rapprocher de ce qu'avait formulé Castoriadis dans L'institution imaginaire de la société. Ici, cette institution est annoncée impossible. Une lecture du philosophe me semble éclairer certaines implications politiques que les médiations poétiques mettent en œuvre dans ce film. Comment les portraits d'individualités accablées conduisent-ils à l'énonciation d'une défaillance communautaire puis à l'institution d'un nouvel ordre social au sein de ce cinéma ?
On trouve cette première définition du mythe dans le Trésor de la langue française: « Récit relatant des faits imaginaires non consignés par l'histoire, transmis par la tradition et mettant en scène des êtres représentant symboliquement des forces physiques, des généralités d'ordre philosophique, métaphysique ou social » . Il me semble alors pertinent d'observer l'apparition de cet éléphant qui reste toujours assis, la transmission de son histoire, l'intérêt qu'il suscite – qui peut s'étendre jusqu'au prétexte de survivre –, et enfin le croisement des destinées qu'il confère aux personnages du film dans la perspective d'un mythe.
Hu Bo avait publié en 2017 une nouvelle éponyme ; il serait exagéré de parler d'une adaptation entre ces deux productions mais la préexistence d'un tel écrit mérite considération. Un seul personnage principal est présent dans la nouvelle, il est scénariste et cherche à atteindre le village de Manzhouli pour aller voir cet éléphant qui reste assis. Le duo de personnages de Wei Bu et Yu Cheng dans le film porte un parcours semblable à celui du narrateur de la nouvelle du fait qu'ils sont les deux médiateurs du mythe de l'éléphant. Ils en parlent à l'image, déclarent leur volonté de s'y rendre (chacun indépendamment), tentent de convaincre leurs proches de les accompagner, seul l'adolescent s'approche finalement de l'éléphant.
Il est intéressant d'observer la nuance entre la nouvelle et le film quant à la fin de chacune de ces histoires. Dans la nouvelle, l'éléphant nous est montré, il y a une interaction avec le personnage principal (plutôt vive, ce dernier se fait écraser). Alors que dans son long-métrage, Hu Bo nous dissimule l'éléphant mythique jusqu'à nous laisser simplement entendre un barrissement retentissant sur l'écran noir. Dès le début du film, cette annonce par Yu Cheng d'une histoire anodine – retransmise à plusieurs égards – fait l'objet d'une fabulation devenant mythe tant pour ces personnages vacants dans cette banlieue que pour nous qui restons assis sur nos sièges. Un discours prononcé de plusieurs manières, on essaye de convaincre certains, on tente d'en fuir d'autres, et au travers de bien des remaniements de ce mythe central du récit, cela reste la seule pensée que le désespoir ne gagne pas.
Prenons l'axe narratif de la convergence des personnages et de l'intrigue, d'une banlieue ternie devenue inhabitable pour certains vers le zoo de Manzhouli où reste assis l'éléphant. On pourrait recenser une série de contrastes entre ces hommes et la bête de foire mais ce simple jeu d'oppositions pourrait être réconcilié par ce que Rancière appelle le « partage du sensible ». Dans son ouvrage Politique de la littérature ce concept central, produit de l'activité politique, peut justement s'étudier autour de cet axe entre les personnages et l'animal. On peut au sein de ce film observer une sorte de mise en abîme du découpage entre une parole rendue audible – celles des personnages fuyants vers un ailleurs, échappant l’oppression de leur quotidien, et tout cela sous le regard du spectateur – et d'un autre côté, le bruit animal – celui du cri de l'éléphant qui n'a d'autre choix que de rester assis, enfermé dans l'assujettissement des humains. Il y a donc, outre la fuite mise en scène, une illustration de ce que l'art fabrique comme politique. « La politique est la constitution d'une sphère d'expérience spécifique où certains objets sont posés comme communs et certains sujets regardés comme capables de désigner ces objets et d’argumenter à leur sujet »11. Le cinéma opère ici, en tant qu'œuvre d'art, « la capacité politique »12 de percevoir et de rendre « audibles comme êtres parlants ceux qui n'étaient entendus que comme animaux bruyants »13. Le mythe presque grotesque de l'éléphant qui reste toujours assis devient symbole de l'activité politique dont est capable le cinéma au regard des ces êtres mis en scène et en mouvements (social et politique) face à l'animal demeurant captif.


De la dissolution au rassemblement
C'est au travers du regard et de la trajectoire de ces personnages que transparait la problématique de ce que Castoriadis énonce comme « l'imaginaire radical », supposé responsable du tenir ensemble d'une société. Comment ce film dresse-t-il à l'écran l'élaboration d'une fuite face à un imaginaire insoutenable ? Il s'agit donc de percevoir une défaillance au sein de la société et d'y exprimer le besoin de s'en émanciper par un nouvel imaginaire. Comment les personnages de An Elephant sitting still tentent-ils d’entrevoir un monde vivable ? Le mythe de l'éléphant paraît comme l'illustration d'une réponse poétique à cette société devenue invivable pour ces individus. De quelle manière le cinéaste esquisse-t-il la libération de ces êtres englués dans un quotidien de l'impossible ?
« L'histoire se donne immédiatement comme succession » nous dit Castoriadis. Il faut alors y comprendre l'émergence d'un nouvel ordre social grâce à l'institution d'un imaginaire surgissant dans l'histoire. Cet imaginaire va être responsable, selon un principe de « non-causalité », de l'institution d'une société. Ce que l'on pourrait percevoir dans ce film comme un temps suspendu où la perception ne donne pas lieu à l'action, une pause dans le réel de l'existence invivable de ces personnages, peut finalement se voir comme :
« [un] comportement non pas seulement imprévisible, mais créateur (des individus, des groupes, des classes ou des sociétés entières) ; non pas comme simple écart relativement à un type existant, mais comme position d'un nouveau type de comportement, comme institution d'une nouvelle règle sociale, comme invention d'un nouvel objet ou d'une nouvelle forme – bref, comme surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation présente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses. »
La constitution de la société chinoise que l'on voit instituée au début du film, l'état qu'en présente Hu Bo, fait donc preuve d'une défaillance auprès des personnages principaux et l'émergence du mythe de l'éléphant apparaît comme le référent nécessaire, selon Castoriadis, au sens que l'on donne aux éléments imaginés pour constituer un nouvel objet « social-historique » qui devient celui de ces quatre êtres. L'imagination donne ainsi force aux personnages dans l'entrevue d'un nouvel ordre. Ce nouvel ordre est celui qui paraît au travers d'une médiation poétique mise à l'image dans ce voyage vers l'éléphant. Le comportement des personnages peut certes être perçu comme un écart physique à leur société initiale mais il s'agit bien là du surgissement d'un imaginaire, celui d'un autre. On observe alors le basculement vers une acceptation entre les êtres et leur monde dans ce temps suspendu conjointement à cet imaginaire nouveau et créateur.
Il reste enfin à évoquer l'influence de ces signification imaginaires sociales dans le réel. C'est dans un « passage du naturel au social » que se trouve « l’émergence d'un autre niveau et d'un autre mode d'être, [...] et rien n'est comme social-historique s'il n'est pas signification, pris par et référé à un monde de significations institué »16. Le monde de significations institué demeure bien celui de la banlieue chinoise post- industrielle de laquelle les personnages s'enfuient, cependant, l'aperçu d'un autre au travers de la fuite représentée et la médiation poétique du cinéma laissent entrevoir la fabrication d'un possible guidée par la création d'un « autre mode d'être » refusant le quotidien, accompagnant ces individus dans la quête d'un autre qui se donne comme élément imaginé et nécessaire.
Ce cinéma investit le langage et la représentation au secours des individualités pressées sous un silence social, en ce sens que leur parole n'est pas entendue. La parole comme signe est, à de nombreuses occurrences, mise en scène autour du mythe de l'éléphant ainsi qu'au besoin de transmettre l'incompréhension dont la voix des individus fait l'objet. Prenons pour exemple de la situation initiale intenable l'hostilité et les rejets auxquels fait face le grand-père. Les analogies avec les animaux sont à plusieurs reprises mises en scène. Nous avons vu celle de l'éléphant et de sa posture statique que les personnages retournent dans leur quête d'un possible mais l'analogie avec les chiens domestiques permet quant à elle de rendre compte des violences quotidiennes entre les hommes. Le grand-père ayant vu son chien agoniser et mourir suite à l'attaque d'un grand chien blanc perdu dans les rues, se rend chez ses propriétaires ; s'en suit une altercation où ces derniers n'entendent rien des paroles du vieil homme et l'accusent d'avoir tué leur propre chien. La monstration d'une scène triviale du quotidien provoque par analogie avec la brutalité animale et primitive une exacerbation des traits de caractères humains qui agissent dans cette société où la communication entre les parties se déroulent en considération des intérêts individuels et où les échanges sont objets de virulence et d'animosité.
D'une autre manière, lorsque l'adolescent essaie de convaincre son amie de l'accompagner voir l'attraction de Manzhouli. Elle lui demande pourquoi veut-il y aller, et il répond : « Il y aura quelque chose. Regarde ici, tout le monde vit. »17, laissant entendre que ce n'est pas son cas. Elle refuse d'abord, n'y voyant ni l'intérêt ni le besoin, puis le rejoint à la suite d'un drame qui l'affecte à son tour. À la suite d'une confrontation avec la femme de son professeur et lui-même chez sa mère tournant à l'agression, elle renonce à son tour à vivre dans cet entourage et part. Dans cette fuite de l'impossibilité d'être – ou du moins de demeurer – les personnages entrevoient dans la représentation de l'éléphant et dans ce qu'ils ont entendu à ce sujet l'émergence d'un autre. Ce que Hu Bo réalise est donc la fabrication d'un possible qui s'incarne dans ce que les personnages peuvent envisager. L'idée d'un retour ou d'un après n'est pas interrogée, subsiste seulement la voix d'un possible. La défaillance du « social-historique », pour reprendre Castoriadis, se trouve comblée par le geste cinématographique faisant converger les personnages autour du signe qu'est cet éléphant qui reste assis, devenant signification d'un possible. Au delà de l'idée que ces êtres ont forgé de l'éléphant et de la fuite, de ce qu'ils ont entendu à ce sujet, de ce qu'ils se sont dits, au delà du langage et de la représentation, s'érige la signification du possible au sein de l'œuvre artistique.


Une poétique des visages
La caméra accompagnant ces cas isolés dans les plans séquences serrés sur la trajectoire des personnages et la sollicitation de paysages urbains déconstruits ou en reconstruction favorisent l'absence d'espoir qui colle aux tallons de ces êtres.
L'imagination collective échoue donc dans l'établissement conçu par la société initiale ici dépeinte. Mais elle réussit peut-être ailleurs, ne serait-ce que dans la croyance qui meut ces personnages. La fuite est celle d'une cadre social inapproprié à leur existence.
Comment le cinéma de Hu Bo peut-il contenter un rétablissement de l'existence ? Comment esquisse-t-il le besoin de fuite et sa réalisation ? De quelle manière les propositions radicales de la forme cinématographique exposée témoignent- elle d'une considération des individus et de leur parole ?
Un certaine position du film selon Rancière suggère :
« [qu']il lui faut se séparer, consentir à n'être que la surface où un artiste cherche à traduire en figures nouvelles l'expérience de ceux qui ont été relégués à la marge des circulations économiques et des trajectoires sociales. Le film qui remet en question la séparation esthétique au nom de l'art du peuple reste un film, un exercice du regard et de l’écoute. Il reste un travail de spectateur, adressé sur la surface plane d'un écran, à d'autres spectateurs [...] Un film politique aujourd'hui, cela veut peut-être aussi dire un film qui se fait à la place d'un autre, un film qui montre sa distance avec le mode de circulation des paroles, des sons, des images, des gestes et des affects au sein duquel il pense l'effet de ses formes. »
Ce positionnement de l'art du cinéma peut inviter dans un premier temps à un questionnement sur la forme cinématographique, mais elle amène également à repenser ces différents portraits dressés sur une journée comme les conditions non-exhaustives qu'implique la représentation filmique. La phrase portant sur la politique du cinéma me semble être une guide exemplaire pour le visionnage de An Elephant sitting still : il en va de la considération du cinéaste sur une société, une vision singulière, passant entre des ruelles au travers de parcours croisés, prenant un bus, jusqu'à aller entendre le cri d'un pachyderme. Il s'agit ici d'un film se déroulant dans une société chinoise faisant apercevoir un vieil homme, deux adolescents et un malfrat.
La proximité que le cinéaste entretient dans le rapport artistique avec ses personnages au moyen d'un champ qui n’excèdent pas le buste ou la taille des personnages, d'importantes mises au point sur ces derniers, ainsi que l'absence d'économie dans la narration avec un temps diégétique (relativement important) égalant presque celui de l'histoire confèrent à cet objet une valorisation de l'individu et de son temps. En insistant sur une minimisation de l'artifice cinématographique à une caméra qui coure pas-à-pas derrière les personnages dans leurs mésaventures, Hu Bo parvient à exposer une poétique de l'individu. On ne pourrait dresser la souffrance d'êtres singuliers en réalisant des scènes impliquant une masse de figurants qui conduirait à une indifférenciation, une noyade dans la communauté, alors qu'il s'agit de montrer un affranchissement. À ce propos, Jacques Rancière rappelle Flaubert pour évoquer le style de Béla Tarr, que je tiens à affilier à celui de Hu Bo en convoquant une manière absolue, « celle qui donne au visible le temps de produire son effet » contrairement à une relative qui « instrumentalise le visible au service de l'enchaînement des actions ». D'ailleurs l'importance des plans rapprochés dans le cadrage tend à familiariser le spectateur avec les affects de ces quatre personnages. Il ne me semble pourtant pas que le réalisateur tienne à instaurer un rapport intime entre eux et les spectateurs. Il est davantage question d'une politique de l'individu et du singulier : cette poétique des visages témoigne d'une volonté artistique consciente de la distance entre les êtres et qui s'évertue à instaurer, dans la linéarité et l'exhaustivité de la narration (où presque tout nous est montré en ce qui concerne ces quatre personnages), une sorte de formalisme que porte une caméra subjective. Ici, ce qui est convoqué dans l'œuvre est une considération de l'individu en tant que ce qu'il est, de la façon dont il est perçu comme être propre par le cinéaste au sein de la fiction.
Cette fresque des individualités se présente ainsi comme une nouvelle communauté. Souvent filmés chacun seuls, les personnages sont cadrés dans un plan serré sur leur visage : lorsqu'ils se meuvent, on les suit de près en gros plan, parfois ils sont seuls face à l'immensité du paysage urbain mais le champ n'excèdent que rarement leur taille. Même lorsque Hu Bo filme les dialogues, la profondeur de champ est essentiellement focalisée sur un des personnages principaux. Ce sont autant de procédés qui contribuent à une poétique des visages, ceux de ces quatre individus particuliers, de telle sorte que tous les autres acteurs nous semblent étrangers, on ne saurait retenir leur faciès. C'est la qualification esthétique que l'on peut retenir d'une large première partie du film où les espaces sont étriqués. L'étouffement se transmet au spectateur dans cette proximité du cadrage ponctuée par une rengaine musicale où la même mélodie se joue dans l'attente d'une délibération, dans l'isolement dans lequel les personnages se trouvent montrés. L'effort du cinéaste est de laisser entrevoir dans cette poétique des visages, les entraves que vivent quatre êtres. Il ne s'agit pas d'une fresque de la Chine mais bien d'une fresque de quelques visages particuliers, pendant quelques heures. Mais dans les derniers instants du film, ce qui apparaissait comme une fresque-temps – présentant des individus et leurs percepts sur la durée du film – devient, par le procédé artistique, une fresque-image. Cette métamorphose formelle surgit lorsque ces quatre personnages forment la communauté d'une fuite. Les discordances retransmises dans les scènes de violence avant le voyage au moyen de champs et contrechamps opposant les personnages les uns contre les autres disparaissent après le départ vers Manzhouli et laissent alors place à un élargissement du champ. Au cours du voyage vers l'éléphant qui reste toujours assis, Hu Bo réalise plusieurs rassemblements de ces individualités. Ils se retrouvent alors tous dans un même cadre : l'adolescent, l'adolescente et le grand père et sa petite fille. Tous appartiennent au même cadre dans l'élan de la formation d'un imaginaire collectif absorbant leurs solitudes respectives autour du mythe de l'éléphant. La scène finale me semble parfaitement illustrer ce rassemblement symbolique, exécutée avec discrétion lorsqu'ils attendent à la sortie du dernier bus en s'occupant à jouer avec un ballon de fortune. À la lueur des phares du car, ils jouent les mains et les cous se couvrant du froid. Face à l'écran, on ne sait ce qu'ils attendent mais le barrissement de l'éléphant se fait entendre par tous et tous tournent leur regard dans la même direction que le champ de la caméra : certainement vers là où l'éléphant reste assis et se fait définitivement entendre.
Ces implications esthétiques convergent vers l'existence d'un rassemblement à la suite d'un éclatement des individualités. Le temps de la relève est celui d'un ordre nouveau où nait le possible. Il ne s'agit pas pour Hu Bo de montrer une solution ou une réponse aux existences problématiques de ses personnages. D'ailleurs un certain pessimisme revient à cet égard dans plusieurs répliques : le grand père met en garde l'adolescent au moment de partir pour Manzhouli en lui disant « Tu peux aller où tu veux. Oui, ça tu peux. Mais tu ne trouveras rien de différent »
Ces dernières minutes sur ce terrain vague, non loin de l'issue de l'épopée, sont éclairées par le phare de l'autocar ; une lueur montre quelque chose que personnages et spectateurs n'auraient pu voir. On peut alors penser à l'image de l'artiste éclairant l'homme, ce que Baudelaire écrit en songeant au grand peintre :
[...]
C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois ! [...]
An Elephant sitting still présente en tant qu'œuvre cinématographique le phare sur le chemin d'individus, le phare d'un possible artistique sur une communauté en devenir par la création d'un nouvel ordre. Le cinéma de Hu Bo éclaire la relève d'un temps où les êtres peuvent considérer la possibilité d'un autre : c'est le temps qui se relève et le cinéma fait voir et entendre cette possibilité.
Mais au delà de la simple illumination dont l'art peut faire preuve, ce cinéma me semble rejoindre « l'ouverture du champ » qu'évoque Jean-Christophe Bailly22 en affiliant ce film au « genre de l'agitation ». Il construit certes une avancée pas-à-pas mais il est question de l'écriture d'une voix en alerte : un mouvement qui élargit, par ce mariage cinématographique du dicible et du montrable, un horizon et cela moins dans son institution que par son langage.


BIBLIOGRAPHIE
– Hu BO, An Elephant sitting still, 2018, Cappricci Films, couleur, 3h. 54M
– Béla TARR, Damnation, 1886, Hungarian Film Institute, noir et blanc, 2h.
– Hu BO, « An Elephant sitting still », nouvelle du recueil Huge Crack, 2017,
traduite dans Dossier de presse de An Elephant sitting still, Capricci Films
– Jacques RANCIÈRE, Béla Tarr, le temps d'après, éditions Cappricci, coll. Actualité critique, 2011
– Jacques RANCIÈRE, Le spectateur émancipé, La Fabrique Éditions, 2008
– Cornelius CASTORIADIS, L'institution imaginaire de la société, Éditions du
Seuil, coll. Esprit, 1975
– Marik FROIDEFOND, Séminaire « Poésie, arts, politique », Université Paris
Diderot, 2019


ANNEXES
Quelques images issues, ci-après, du film peuvent éclairer les exemples de la présente étude. Par souhait de ne pas les intégrer directement au sein de l'analyse du film en tant qu'images figées sur un papier, celles-ci restent à disposition en guise d'appui indicatif ou informatif et non comme l'illustration d'un propos.


Annexe 1 : « L'altercation » ; 42 min. 46
Annexe 2 : « Le rassemblement sur un terrain vague » ; 3 h. 42 min. 57
Annexe 3 : « Les phares » ; 3 h. 45 min. 03
Annexe 4 : « Le jeu de balle » ;
Annexe 5 : « Le barrissement » ; 3 h. 49 min. 31

Alain_Flegmme
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le 21 nov. 2019

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Alain_Flegmme

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