Dans l’histoire abondante et tourmentée du Septième Art, il y a des grands films…
Il y a des chefs - d’œuvres…
Puis, il y a des créations si parfaites et profondes qu’elle dépassent leur simple statut de long - métrage pour s'ancrer à jamais dans l’esprit des cinéphiles. Ces films - là, se comptent sur les doigts d’une main, et Andreï Roublev incarne sans aucun doute la bague précieuse de l’annulaire du cinéma.
Nous sommes dans la Russie du début du XVe siècle, où Andreï Roublev, iconographe resté célèbre dans l’histoire nationale, se voit proposer un travail sur le chantier d’une future ville sainte. Ce seul synopsis succinct, exprime parfaitement les deux thèmes majeurs du récit : la religion (ici Chrétienne), et l’art dans son sens le plus pur. Car oui, dans cette province recluse gorgée de sombres mythes païens et de sanglantes attaques barbares, l’artiste demeure la seul source d’identification pour le spectateur, aussi minime qu’elle soit…
La première heure épouse ainsi la nature tant affectionnée par le cinéaste : forêts à perte de vue, rivières intemporelles, et algues dansantes, prologues aux premiers plans de Solaris. Néanmoins, la fragile beauté de ce Jardin d’Eden s’assoupit face aux grandes entreprises humaines…
On évoque alors la question de l’identité russe, posée dans chaque œuvre de Tarkovski, et qui encore aujourd’hui, reste débattue par de nombreux penseurs.
Le cinéaste refuse bien sur tout procédé qui plongerait le récit dans une sorte de fresque historique paresseuse, car au - delà du contexte spatio - temporel et du réalisme prononcé des décors, ce dernier veille à maintenir le cap d’une œuvre plus philosophique que contemplative. En effet, le choix arbitraire de la discontinuité narrative relève davantage d’un attachement à un système d’image « pensée par pensée », que d’un énième schéma classique d’ « image - action ».
Ainsi, Andreï Roublev se dote magistralement d’un équilibre parfait, autant dans la mise en scène, que dans la direction d’acteur ou du rythme propre à l’intrigue. C’est ici que l’appellation de « maître du temps », si souvent donné au cinéaste, prends tout son sens. En effet, celui - ci efface toute sensation de longueur, et s’accapare par son talent de la composition, d’une fluidité déconcertante. Les nombreux signes religieux, et métaphores filmiques, font converger les thèmes à chaque seconde du récit. La dualité du monde règne alors en maître sur les concepts majeurs : Ombre versus Lumière, Paradis versus Enfer, Raison versus Passion. Ces thèmes sacrés sont tout à coup remis en question, comme dans un certain nihilisme quant aux questions intemporelles. L’Apollinien s’agenouille devant le Dionysiaque ravageur des Hommes. L’hétérogénéité des corps laisse place à l’homogénéité des esprits dans la soumission à Dieu, et au centre de cette « morale d’esclave », l’iconographe, condamné à perdurer dans ce purgatoire qu’est la Terre, s’interroge silencieusement sur les questions métaphysiques de l’origine du monde…
Car oui, dans la vision Tarkovskienne de l’univers, règne, bien au - dessus de la foi en un être supérieur, l’art dans sa forme suprême. Roublev le sait : ce ne sont pas les Bibles et autres textes sacrés qui uniront les Hommes, mais la beauté du geste créatif. L’artiste ne s’exprime guère par de grands sermons trompeurs, mais par le talent qu’il plaque sur ses icônes. Ce processus complexe d’ascension vers l’harmonie gravit de scènes en scènes, jusqu’au point d’orgue, où la cloche, symbole final du triomphe de l’art, sonne solennellement l’achèvement de la quête d’Andreï. Puis, les derniers plans, en couleurs, parcourent les œuvres somptueuses dans de longs mouvements hiératique. L’homme n’est plus homme, l’artiste n’est plus artiste… En créant sa propre religion, celle de l’art, Andreï Roublev égale l’immortalité divine, et ce, à tout jamais.