Si vous essayez de mesurer la popularité d'Angel Heart en farfouillant sur la toile, vous remarquerez à quel point le film d'Alan Parker n'est finalement pas toujours très apprécié. Certains pointent du doigt une foule de poncifs, un montage trop démonstratif, une interprétation caricaturale de De Niro, des éléments scénaristiques trop évocateurs et un coup de théâtre que certains trouvent maladroit. Mais ces critiques plus ou moins pertinentes oublient comme souvent de situer le film au sein de son époque et semblent aussi par ailleurs ne pas apprécier complètement le genre du fantastique dans lequel s'inscrit clairement le film de Parker. Car n'en déplaise à ses détracteurs, Angel Heart reste un des plus grands films fantastiques des années 80 en plus d'être une source évidente d'inspiration pour bon nombre de cinéastes contemporains (Shyamalan en a piqué la subtile mécanique narrative pour son Sixième Sens, Nolan a déclaré s'en être clairement inspiré pour préparer les twists de Memento et Le Prestige, et Park Chan-Wook en a habilement détourné la trame avec son Old Boy) et d'artistes en tous genres (les créateurs de quelques survivals horrors tels Silent Hill ou Sanitarium et certains auteurs de BD comme Brian Azzarello, Mike Carrey et Olivier Ledroit s'en sont ouvertement inspirés). Et si des auteurs de cet acabit osent reproduire les ingrédients d'une autre oeuvre jusqu'à la copier éhontément, c'est forcément que celle-ci occupe une place importante au sein du paysage cinématographique moderne.


Mieux encore, Alan Parker réussit à proposer une juste définition du fantastique en remettant toute son intrigue en perspective à l'occasion d'un twist final d'anthologie qui impose au cinéphage un juste revisionnage pour en apprécier toutes les subtilités baroques. A savoir qu'il est ici permis au spectateur d'hésiter entre explication surnaturelle de l'intrigue et point de vue halluciné de son protagoniste, soit tout ce qui fait l'intérêt des grandes oeuvres du genre. Sorti en 1987, le film de Parker initiait de ce fait une nouvelle ère du film à twist, poursuivi par le superbe L'échelle de Jacob (autre grande inspiration pour Sixième Sens), et balayant ensuite l'essentiel des années 90, de Miller's Crossing aux célèbres premiers films de Shyamalan en passant par Usual Suspects. Et son retournement de situation final, s'il apparait comme évident au second visionnage, reste loin d'être prévisible quand on découvre le film pour la toute première fois. Ce ne sont pourtant pas les coups de pouce qui manquent tant le cinéaste ne cesse durant toute son intrigue de distiller les éléments trahissant à l'avance son twist, multipliant savoureusement les allusions à la religion et au passé mystérieux de son protagoniste via quelques répliques bien placées et subtilement évocatrices (Margaret qui demande à Harry "Vous chantez monsieur Angel ?", Angel qui ne cesse de répéter qu'il vient de Brooklyn).


En terme d'écriture, le cinéaste fait donc très fort et adapte le roman Falling Angel de William Hjortsberg, totalement méconnu de ce côté-ci de l'Atlantique. Fidèle à la noirceur du matériau d'origine, Parker propose ainsi un mélange des genres inédit et assez casse-gueule au cinéma, à peine appréciable aujourd'hui par les cinéphiles les plus blasés mais pourtant terriblement original pour son époque. Sorte de film néo-noir à tendance horrifique, collant aux basques d'un détective à la solde d'un commanditaire inquiétant, lancé sur les traces d'un mystérieux crooner disparu, Angel Heart se regarde ainsi comme un improbable mélange du mythe faustien et des intrigues de détectives chères à Raymond Chandler. On y retrouve tous les clichés d'usage, savamment détournés par un cinéaste qui redouble d'inventivité dans sa mise en scène (voir cette géniale alternance de focale longue et courte dans certaines scènes comme celle du dialogue sur la plage) et qui réussit à merveille à créer une atmosphère aussi étouffante que délétère, à mesure que son anti-héros s'enfonce dans les méandres d'une Amérique profonde livrée aux superstitions, aux cultes obscurs et à une apocalypse rampante (Nic Pizzolato s'en souviendra vingt ans plus tard pour sa première saison de True Detective). Les nombreux inserts figurant les rêves (ou les hallucinations) d'Harry Angel ont le mérite d'intervenir aux moments les plus dérangeants du film, appuyant la terreur atavique et superstitieuse que Parker souhaite provoquer en y appliquant un symbolisme aussi sordide qu'évocateur, véritable métaphore du parcours d'un damné se découvrant en pleine descente aux enfers.


Le motif répétitif de la cage d'ascenseur peut d'ailleurs ici se voir interprété autant par la métaphore faustienne que par la thématique de l'enfermement qui balaye une bonne partie de la filmographie de l'auteur. Filmée comme une cage grillagée noyée dans les ténèbres et dans laquelle se dessine progressivement la silhouette d'Harry Angel, cette prison inquiétante ne fait en effet que répondre à l'enfermement des protagonistes de Midnight Express, The Wall, Birdy et La vie de David Gale, Parker n'ayant jamais cessé de s'intéresser aux répercussions psychologiques et morales de l'isolement, qu'il soit visuellement évident (l'incarcération des personnages) ou plus psychologique (la claustration de Birdy ou de Pink, l'âme condamnée de Favorite). Ce sujet récurrent rejoint aussi bien souvent chez Parker la description d'un monde dépressif voire carrément cauchemardesque, livré à la misère, à l'injustice et à la violence, et dans lequel se débattent généralement des anti-héros se condamnant eux même, dans leur quête de succès et de liberté, à la solitude. Soit tout ce dont se rend coupable Johnny Favorite, en voulant s'extraire d'un destin misérable par son pacte avec Cyphre et sa tentative de s'évader dans une vie qui n'est pas la sienne. Angel Heart s'inscrit alors parfaitement au sein de la filmographie de son auteur tout en annonçant les techniques narratives employées par d'autres cinéastes les décennies suivantes.

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le 18 nov. 2020

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Buddy_Noone

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