«Who were we when we were who we were ?»

«So may we start ?» chantent les Sparks brothers, compositeurs et scénaristes, d'un studio de musique jusqu'aux rues de Santa Monica, attirant avec eux les principaux acteurs et quelques figurants du film, qui se mettent également à chanter, sans perfection vocal certes, mais avec un doux réalisme, sans doublage hollywoodien comme cela se fait traditionnellement mais dans toute la grâce de leurs propres voix, imparfaites, mais belles malgré l'imperfection, ou plutôt grâce à l'imperfection.
Dans cet introduction, qui n'est pas sans rappeler celle de Holy Motors où l'on réveillait les spectateurs de cinéma, Leos Carax, réalisateur que l'on avait pas vu depuis 2012, pose le ton de son long-métrage: une comédie musicale entre l'opéra et le rock, plus proche des Parapluies de Cherbourg que de La La Land, où la différence entre la scène et la réalité sera le centre du film, comme ici, où l'on passe du studio au trottoir, où l’œuvre se créé devant nous pour atteindre, se confondre, à la réalité («Is it outside, or is it within ?»).
Surtout, dans cette séquence extrêmement euphorisante, Carax, de Cannes où le film fut projeté en ouverture du festival jusque dans la France entière (dans la limite des salles le diffusant), introduit, plus que son film, le cinéma lui-même, qui semble tenter désespérément ce «may we start ?» depuis des mois, au gré des fermetures et des réouvertures.
Ainsi insuffle Carax toute la beauté et le propos d'Annette dès son introduction, et plus encore, nous promet un film, de ses propres mots, à couper le souffle. Difficile de garantir cela pendant près de deux heures et demi, après une telle scène, et pourtant c'est exactement ce qu'il réalise, dans une mise en scène qui vaut bien son prix, sinon la Palme d'or tant la forme créé le fond et le fond justifie la forme, faisant ainsi d'Annette un tout, un film... parfait.


Non pas parfait au sens où on l'entend généralement, pas parfait comme Douze hommes en colère, pas parfait comme une œuvre parfaitement maîtrisée aux effets modérés, silencieux et subtils. Non, parfait au sens d'une œuvre parfaitement vivante, une œuvre qui respire la fraîcheur, la nouveauté, l'inventivité. Jamais kitsch mais toujours flamboyant et épuré dans ses décors, jamais ridicule mais dans un grotesque carnavalesque quand il s'agit de montrer la mise en scène de l'enfant exploité, poupée à la Pinocchio, véritable pantin que s'attribuent à leurs tours Anne, Henry et le chef-d'orchestre, à la fois comme un jouet, extension de soi-même, un miracle très lucratif ou un spectre de sa mère.


A côté de cela, Carax accumule les références, mais jamais dans un cynisme hollywoodien, qui tend à recracher les licences pour en créer des œuvres nostalgiques et complaisantes. Carax, lui, est un iconoclaste qui s'approprie des images de la pop-culture et les immortalise à sa manière: il créer son film non pas pour les références mais par les références, dans un véritable melting-pot cinématographique, qui réduit encore plus la différence entre fiction et réalité. Henry, est proche du Phantom of the Paradise dans sa mise en scène de poète maudit qu'il voudrait incarner, et comment ne pas penser au singe de 2001: l'Odyssée de l'Espace, sautillant et tuant un animal avec son os, quand Henry encore (excellemment interprété par Adam Driver qui se construit au fur et à mesure une grandiose filmographie) forme un spectacle simiesque dans son one-man show, qui se nomme justement «the ape of God», parlant qui plus est de tuer son public («Je les ai tués... détruits... assassinés.»). Mais Anne, plus proche de Blanche Neige, se mettant en scène comme une diva tragique (proche également dans une certaine mesure à celle du film Diva de Jean-Jacques Beinex, réalisateur semblable à Carax à ses débuts mais qui n'aura pas eu la même carrière), comme une icône, imbue de sa personne («Is nothing sacred to you ?»), Anne donc, voit davantage en Henry un Dark Vador, avec son casque de moto qui lui confère une allure ténébreuse, cheveux dans le vent, lorsqu'elle apprend que six femmes l'accusent de violences.
Ensemble, ils forment un couple maudit, la belle et la bête, loin de toute comédie musicale joyeuse («Nous voulions faire joyeusement une comédie musicale […] mais pas une comédie musicale joyeuse.» déclare Ron Mael, l'aîné des Sparks), puisque dès le départ leur amour semble impossible, contradictoire (et s'achève assez tôt finalement), avec cette chanson quelque peu satirique «We love each other so much»,


qui se révèle en réalité avoir été écrite par un autre, le chef-d'orchestre, pour Anne.


Impossible arrivé jusque-là de ne pas penser encore à La La Land (d'autant plus que Marius de Vries et Fiona Cutler, qui étaient au générique de ce dernier, ont travaillé ici à l'entraînement des figurants), tant il s'agit ici de son opposé, un strict négatif du film. Pas de grandes chorégraphies, de joie de vivre, pas de rencontre amoureuse ni d'ascension artistique, mais un couple déjà établi, maudit, une descente aux enfers et surtout un art désacralisé, ici montré sous un regard péjoratif, où Henry est un cynique humoriste qui se complaît dans sa médiocre vision nihiliste, méprisant son public, exploitant même sa fille non pas par passion artistique mais par appât du gain. Seul le chef-d'orchestre, en retrait et bien plus discret que l'imposant Henry, agit par pur passion de l'art, comme nous le montre exemplairement ce très beau travelling circulaire. Anne, elle, est aussi davantage dans la grâce, oui, mais ensemble, avec Henry, ils forment un couple néfaste, avec une démarcation entre l'art, l'exhibition, et l'intime, détruit par la représentation omniprésente des médias, qui disparaît entièrement,


rendant la mort d'Anne théâtral (d'où le décor visiblement factice dans cette projection frontale old school), semblable à ses opéras, dans lesquels elle ne fait que mourir, mourir et mourir, en boucle: «Tu meurs si magnifiquement. Tu passes ta vie à mourir.» Même Henry ne sera pas certain de l'avoir tué, tant sa mort semblait... factice.


Film spectacle et spectacle de film, dans lequel le style, la stylisation même, propre à Carax, fantaisiste, irréel et pourtant au plus près du réel, se déploient pleinement, opposé à Holy Motors par son aspect morbide, glaçant même à la fin, et son message, Annette est donc tout cela et bien plus encore, un film de cinéma, expression très galvaudée mais qui fait ici tout son sens, un film contemplant l'abîme du spectacle (tout en créant avec poésie et contradiction cet abîme), sa noirceur, ses personnages, figures tragiques, parfois avec mépris mais jamais sans empathie pour ce Henry, monstre rattrapé par ses pulsions, par «ce terrible besoin de jeter mon regard vers l'abîme, le trou noir», aimant, oui, mais avec brutalité et acharnement, et condamné à ne jamais être aimé...


Mise en scène grandiose mais pas gratuite, décors magnifiques, technique irréprochable (bien que le bébé ou la scène de la croisière pourraient repousser certains par leur facticité assumée), bref, un film total, visuel et musical, qui fait penser que, oui, attendre neuf ans pour deux heures et demi de Carax/Sparks, ça valait largement le coup.
A dans neuf ans !

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le 2 août 2021

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