Celui qui scrute le fond de l'abysse, l'abysse le scrute à son tour…

Regarder Annette, c'est accepter un long chemin qui nous déleste progressivement des faux-semblants, et des masques que nous revêtons dans notre quotidien. Le chant et la musique servent ce propos en ce qu'ils ne peuvent que difficilement tromper. Pour Freud, nous réagissons à la réalité extérieur, au travers du "Moi" , du "Ça" et du "Surmoi". Le Ça est la pulsion sexuelle primaire qui nous habite, c'est celle qui nous pousserait à vouloir tuer quelqu'un par jalousie, l'amant de notre femme par exemple ou encore notre femme elle-même parce qu'elle a plus de succès que nous professionnellement. Heureusement, le sur-moi vient contrebalancer ce rapport, il est celui qui vient limiter la pulsion en puissance du Ça pour permettre à un Moi d'être plus aligné avec les attentes de la société, les normes et les mœurs. Annette, c'est le triomphe du Ça, personnifié dans le personnage joué avec justesse par Adam Driver alias Henry Mc Henry sur le Sur-moi, interprété par Marion Cautillard dans le rôle de Ann, qui donne naissance à un Moi marionnette, dirigée par Henry : Annette.

Henry est alors celui qui n'est que pulsion. Dans ses spectacles d'abord, dont la mise en scène centrée sur lui-même, sa vie de couple, son dégoût du monde, n'est autre qu'un cynique duquel il se fait le sacerdoce. Il ne fait rire que par sa capacité à exprimer et mettre des mots sur le sur-moi présent en chacun des spectateurs.

Ann, juste Ann, et non Ann Mc Ann, Ann sans l'égocentrisme de Henry Mc Henry, interprète un rôle au service d'une comédie plus noble dont la mort répétée de son personnage sur scène rappelle les tragédies grecques et toute la candeur qui colle si bien à sa capacité à endosser le personnage du Surmoi.

Dans cette union du dyonisiaque et de l'apollinien nait Annette, diminutif de Ann dont elle reçoit le talent et la capacité à faire vivre la mémoire de sa défunte mère. Annette est un symbole avant de devenir humaine, en tant que marionnette elle n'est pas un personnage à part entière, elle est un concept, une épine qui va venir piquer chaque personnage pour en révéler la vraie nature. Elle vient révéler ce que Sartre considère comme une "mauvaise nature" c'est-à-dire la capacité des hommes à fuire leur liberté, pour endosser des rôles. Sartre prend l'image d'un garçon de café. La mauvaise foi consiste à faire comme si nous n'étions pas libres, elle désigne une tentative pour se masquer à soi-même notre liberté. Ainsi dans l'exemple du garçon de café qui joue à être garçon de café, à se fondre dans ce rôle comme s'il n'était plus que ça : Il mime le garçon de café, oubliant d'être lui-même, un homme avant tout. Le maestro interprété par Simon Helberg s'affaire dans son rôle de pianiste d'abord. Il n'est qu'un "accompagnateur", celui dont la nature voudrait qu'il soit maestro n'est que pianiste. Ann qui souhaiterait s'en prendre à Henry, voyant avec lucidité le mal qu'il a pu causer à d'autres femmes dans ses rêves, voyant son déclin en tant que comédien, tait sa parole et se prive d'une forme de liberté en endossant le rôle de femme fragile enfermée dans son mutisme. Henry enfin dont la nature voudrait qu'il soit un meurtrier, le joue sur scène prétextant avoir tué sa femme. Tous ces personnages, comme le garçon de café, interprètent un rôle avec beaucoup de mauvaise fois, de manière automatique, mécanique, mécanique comme une moto enfermée dans son rôle (rôle remis en cause dans Holy Motor par ailleurs). L'un joue à être un pianiste répétant les mêmes accompagnements tous les soir, l'autre interprète le même personnage mourant chaque soir de la même manière, l'autre encore, joue à être un humoriste cynique, fumant mécaniquement sa même cigarette, mangeant sa banane et toussant à l'apparition de la fumée sur scène soir après soir. Tous sont enfermés dans leur mauvaise foi, jusqu'à l'apparition d'Annette qui les libère de leurs rôles. Le maestro devient maestro et père d'Annette, Henry devient meurtrier, Ann devient le traumatisme d'Henry.

Au service de cette libération, c'est des scènes grandioses qui viennent anéantir la mauvaise foi de chaque personnage. A l'hôpital d'abord, l'accouchement de Ann donne naissance à la liberté, comme un trop plein de mauvaise foi qui doit être relâché, "push push push Ann…" pour donner naissance à  la liberté, dont le seul lien qui la relie à la mauvaise foi est coupé par Henry (en coupant le cordon ombilical). Au théâtre à Las Vegas ensuite, ou Henry joue sont plus mauvais show, exprimant sa volonté de tuer sa femme, se privant du filtre de la mauvaise foi qui faisait autrefois rire son audience. Il est lui-même, libre d'être pleinement lui même, le micro posé sur le cœur en gage de sa sincérité, loin des rôles. Ann ensuite, dont la mort sur le bateau lui permet de revenir hanter Henry sur l'île, au claire de lune, dans un déguisement carpentesque de morte-vivante. Le maestro enfin, au cours d'un sublime plan séquence, la caméra tournant autour de lui, s'exprime au spectateur. Face au spectateur il se confesse, face à l'orchestre il est un homme libre, expression pure de ses sentiments, tant dans sa gestuelle que par ses pleurs et le rythme toujours plus rapide de la caméra qui tourne autour. Le décors devient flou, la musique crescendo, la mauvaise foi anéantie, il est libre d'être qui il est vis à vis d'Anette, vis à vis d'Ann.

Enfin, Annette devient réelle. Dans cette dernière scène du film se joue l'expression d'une volonté de liberté. Annette ne souhaite pas être cynique comme son père, ni chanteuse comme sa mère, elle ne veut pas être comme eux dans un rôle, car elle ne veut pas côtoyer la mauvaise foi. L'abysse dont Henry lui dit de s'éloigner peut être apparenté à cette capacité à s'enfermer dans un rôle. Annette devient humaine, elle n'est plus mécanisme, elle devient la pure expression de la liberté, condamnant avec autant d'ardeur la mauvaise foi que le fait Sartre, sans rédemption possible.

"Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. Et quant à celui qui scrute le fond de l'abysse, l'abysse le scrute à son tour." Nietzsche.

jeremylluansi
8
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le 4 févr. 2023

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