Merci d'avoir réfracté mon esprit et mes sens

Quand le somptueux générique de fin a commencé à irradier, Annihilation m'a laissé perdu, à la fois fasciné et intrigué. Décontenancé. Etre égaré est un luxe que le cinéma n'offre pas (plus?) souvent. Plaisirs de l'inattendu, délices de l'incompréhension, tension de l'imprévisible. Si Alex Garland n'a pas unanimement convaincu, il faut néanmoins reconnaitre ici l'audace (trop rare) de bousculer les codes, de jouer avec les attentes et de s'émanciper des diktats de l'industrie et du marché.


Annihilation provoque un sentiment de malaise par le contraste entre
sa grande cohérence, sa maitrise, et ses défauts et erreurs, trop «gros». Cette perplexité se développe progressivement car le film est parcouru d'une tension, d'un décalage entre des éléments de qualités inégales: un casting de luxe (Nathalie Portman, Oscar Isaac, Jennifer Jason Leigh), mais des dialogues et un jeu d'acteur ponctuellement étranges (qui sonnent faux); un récit rythmé et précis à la temporalité fragmentée, mais une ellipse suspecte dans la diégèse et des anomalies ; des images de synthèse alternant chef-d'oeuvre et désastre façon série Z sur France4; des situations peu crédibles, puis beaucoup d'inventivité très bien amenée; un mystère central résolu en deux phrases au détour d'une scène, l'air de rien, mais une matière dense, originale et cohérente; beaucoup de pistes où on nous en dit pas "trop ou trop peu" mais "trop et trop peu"; des thèmes et motifs récurrents qui se croisent et se répondent avec profondeur et intelligence; des scènes (parfois se complaisant discrètement dans le stéréotype) appartenant à beaucoup de genres et sous-genres cinématographiques: cinéma cotemplatif, drame psychologique, épouvante, science-fiction, thriller, etc.


Ainsi, Annihilation me rappelle Grave par son décalage d'objet visible non identifié. Cependant, une différence cruciale sépare ces deux films. Grave était jouissif, mais faux et stérile. Annihilation est criant de sincérité, de justesse, il est vrai et fertile.


Qu'est-ce que je viens de voir? Comment ce film peut-il suinter le vrai, le sincère malgré ses faiblesses?


Résumons (SPOILER); fastidieux, passe-le si tu veux, mais il faut se mettre d'accord sur une base, c'est la mienne.
Un objet céleste s'écrase sur terre. Autour de l'impact, une zone s'étend lentement, délimitée par un "miroitement" coloré, proche de celui des bulles de savon ou des flaques de gaz sur l'asphalte. Les personnes qui y pénètrent n'en reviennent pas. Lena et Kane se sont rencontrés à l'armée et sont mariés. Devenue professeur de biologie, elle supporte mal les absences prolongées en mission de son mari, et elle le trompe. Elle met fin à cette relation extraconjuguale. L'a-til découvert? Sent-il son couple se déliter? La vie les a-t-elle trop éloignés? Toujours est-il qu'il se porte volontaire pour une mission-suicide dans le "miroitement". Il revient un soir à son foyer hébété et mourrant. Lena est capturée par un service gouvernemental et décide d'explorer la zone avec 4 autres femmes. Elles perdent toutes la mémoire simultanément, puis meurent progressivement en s'approchant de leur objectif. Dans le phare, Lena découvre que Kane s'est donné la mort, mais qu'un double de lui subsiste. Elle entre en contact avec une entité qui la copie, la mime, l'agresse, et qui se laisse finalement mourir. Le miroitement s'effondre, Lena est interrogée, puis retrouve le double de Kane. Tout deux portent en eux le miroitement et sont changés.


Le sujet d'Annihilation, c'est le changement, l'autodestruction, l'entropie. Comme tendances de la psyché humaine, comme principes fondateurs de la dynamique biologique, comme postulats ontologiques, comme axiomes de la physique. Le Miroitement en est la métaphore, il diffracte comme un prisme: la lumière, la matière, l'ADN et le vivant, le temps, et même l'esprit humain jusqu'à la folie.

Annihiation est inclassable, mais peut-être estc-ce d'abord un «drame psychologique de science-fiction»? Il explore des domaines où la science-fiction s'aventure rarement, plus souvent occupée à décrire des modifications sociétales et leur impact sur l'éthique ou l'individu social (pas psychologique) pour amener plus ou moins subtilement des bastonnades du turfu. Ici, c'est bien de la propension humaine à se faire du mal, à aller contre soi, à poser des actes destructeurs qu'il est question. Ou du moins de l'humain face à la destruction, l'anéantissement, le changement comme impermanence et finitude de l'être. L'infidélité, le deuil, la toxicomanie, la maladie, la mutilation comme cinq grands maux de l'Humanité: Inconstance, Finitude ou Mort, Dépendance ou Manque, Dégénérescence et Haine de soi. Le climax au cours duquel Lena affronte son double est le paroxysme de la métaphore de cet alien, cet étranger mystérieux, insaisissable par la raison, imperméable à toute loi, qui représente ce qui nous dépasse, l'insondable, la réalité dans sa dynamique primordiale et incontrôlable, et ici les pulsions autodestructrices. Finalement, le double imite si parfaitement Lena qu'ayant assimilé la violence que Lena a pour elle-même, il se laisse mourir.
Le Miroitement fait également écho aux dégâts de l'agir humain sur l'écosystème Terre, et au danger potentiel d'une Mère Nature dont les principes profonds nous échappent encore et qui pourrait devenir inhospitalière (mutations, etc).
Il semble aussi proposer un paradigme nouveau pour penser notre relation au changement, à la réalité et à la nature. Un modèle emprunt d'émerveillement et de terreur face au réel indomptable et à des dynamiques (sociétales entre autres, pensons à l'écrasement de l'humain par la technique qui s'autonomise, impose ses règles discrètement et cherche sa propre fin), insondables. Une démarche éclairée, mais modeste qui reconnaît en toute chose les forces qui le travaillent, l'altèrent, le déconstruisent.


Annihilation présente beaucoup de caméras: l'interrogatoire (et donc le récit entier de Lena) est enregistré, Kane filme son suicide et sa très technique intervention chirurgicale du bidou de son poto. Je pense bien que c'est toujours la même caméra (peu importe). Le film contient donc une mise en abyme, un film dans un film. Ça n'a rien d'anodin. Quel est lepas statut du film par rapport au récit?
Et si Annihilation était lui-même affecté par la diffraction du Miroitement? C'est une hypothèse audacieuse, mais puissante pour expliquer les décalages qui provoquent malaise et perplexité: le film est lui-même contaminé par le Miroitement, diffracté. Garland donne à son film des airs d'aberration (dans son acception neutre, non normative) cinématographique et agit sur le spectateur qui "ressent" la réfraction dans la forme même du filme. Cela semble plus pertinent que les hypothèses de séquences temporelles alternatives pour éclairer les parts obscures du film: Annihilation n'est pas un film sur le temps, et rien ne laisse penser qu'il faille interroger la temporalité diégétique.
Le genre du film est réfracté, altéré comme à travers un prisme, il mute et se cherche (entre SF, horreur, drame, action,...) jusqu'à la conclusion. Le spectateur est égaré.
Les dialogues sont parasités.
Les images ont un goût de faux: l'horrible bâtiment QG devant la zone, la végétation entre luxuriante et plastique.
Les scènes aussi: l'explication du phénomène de réfraction et l'entrée dans le Miroitement (tenue Ghostbusters, sans écussons) reçoivent un traitement étrange, surprenant ou ridicule.
Il y a des incohérences: même avec une vie merdique, qui voudrait entrer dans le Miroitement? pourquoi? Qui gère la zone? Le gouvernement? Qui laisserait gérer ça par une psychologue suicidaire en phase terminale? Pourquoi ne passent-ils pas par la plage?
La gestion du temps est perturbée: l'ellipse du début de l'expédition (amnésie collective) a été critiquée, mais c'est le prix à payer pour désorienter le spectateur...
En plus de l'effet immersif, cela fait de l'objet "Annihilation" un signifiant à l'image du signifié, un support de communication réfracté.
Allons trop loin, on peut aussi penser à la promotion qui a essayé de vendre le film pour ce qu'il n'est pas, voire à la récupération par Netflix, qui le diffuse autrement que son essence d'objet cinématographique.


Ce film, c'était encore beaucoup d'autres choses à dire, de qualités à saluer, de détails à relever, de sens à trouver. Mais j'ai voulu ici me concentrer sur cette dimension négligée mais à mon sens très éclairante de mise abyme.
Ma meilleure découverte de science-fiction depuis très très longtemps. De l'art véritable livrant des significations foisonnantes. De l'intensité. Du sublime. Des choix osés et innovants. Ce film me semble incompris et mérite de trouver son public, voire de devenir un classique (bien plus que Ex Machina ou Prometheus dont on parle dans une autre critique), au même titre que Under the skin par exemple.


Merci pour cette réfraction de mon esprit et de mes sens, Monsieur Garland. Et sincèrement, bravo!

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le 12 juin 2018

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