Je me sens à l'envers. Je me sens hébété, et je contemple des torrents de flammes parfum napalm qui traversent mon âme déchiquetée. Je sors d'un long cauchemar durant lequel je priais des dieux païens de me réveiller. Maintenant que j'ai les yeux grands ouverts, fixés sur des murs qui se rapprochent dangereusement, je ne rêve que de replonger dans l'horreur. Et, en un geste de clémence inespérée, l'horreur revient vers moi.
Je traverse un fleuve interminable, charrié par des eaux de sang au crépuscule d'une guerre éternelle. Des lumières de l'autre monde dansent sur les rives boueuses, secouées de spasmes et d'échos guerriers. Je rampe dans des tranchées d'ombre et de lumière en compagnie d'hommes éteints. Leurs yeux sont tournés vers des mondes inconnus, ténèbres hallucinées parcourues de cris ennemis.
Une carcasse métallique me surplombe un bref instant. Un félin me guette, tapi dans l'intense écume d'émeraude tropicale. Des fantômes encore vivants tiennent une garde attentive dans les brumes qui recouvrent la Terre à chaque commencement. Je fumerai le doux opium qui guérira les blessures de mon âme. J'ai chaud, si chaud. Et je suis si seul.
Je suis entouré de crétins auxquels il m'est difficile de m'attacher. Le genre de gars qui hésitent une demi-heure à jouir de femmes trop bavardes qui leur sont pourtant toutes dévouées. Et je suis aussi agressé à table par un Français irascible au discours particulièrement déstructuré. Mais ce n'est pas trop grave... Je n'ai d'yeux que pour ma voisine d'en face; ses mains glissent avec sensualité sur son cou diaphane. Une invitation muette au plaisir qui précède la mort.
Et puis la fin du voyage, promise par Jim depuis le tout début. Je le rencontre: Kurtz. Poète guerrier qui se bat contre le mensonge et l'illusion. Sa voix traverse l'espace et le temps telle la rumeur des ères primordiales. Son regard me transperce à travers la nuit comme une lance de feu. C'est un fou furieux. C'est un génie. Je me prosterne devant lui et je l'étreins, violemment, sauvagement. Les forces du monde me traversent à nouveau tandis que l'éveil ultime me transfigure à jamais.