Ryusuke Hamaguchi le sait bien, les films les plus efficaces sont ceux qui avancent masqués, dévoilant leur vrai visage et intentions après s’être joués des attentes d’un public nourri bien souvent au sein du cinéma commercial. Un cinéma commercial que Asako I & II cite expressément, en reprenant à son compte l’intrigue convenue des rom coms sirupeuses, avant de renouer avec les ambitions affichées précédemment par le film fleuve Happy Hour : sonder l’intériorité des personnages, saisir l’ineffable mouvement de l’existence, à travers une forme a priori anodine et inoffensive.
Les premières minutes font ainsi presque offices de fausses pistes, en exaltant une ambiance doucereuse, en édifiant les figures imposées de la bluette sentimentale (la douce ingénue, le premier amour, etc.). Il faut attendre l’entrée en scène de Ryohei, le vrai faux double de Baku, la vraie fausse renaissance du premier amour de Asako, pour que l’on perçoive la présence d’une profondeur insoupçonnée, d’une complexité émotionnelle couvant sous le glacis de la fade évidence.
Pour percer celle-ci, pour mettre au jour les vérités sous-jacentes, Ryusuke Hamaguchi se réapproprie la méthode du trompe l’oeil, portée habituellement en étendard par son maître Kiyoshi Kurosawa : une impression d’étrangeté va délicatement traverser le film, provoquant une dissonance au sein de l’image et une mise en relief des personnalités. L'intrigue devient dès lors purement accessoire, le focus étant fait sur les sentiments qui affleurent en surface.
Le titre original, qui se traduit par “Même si je dors, même si je suis éveillée”, nous indique clairement que la dualité amoureuse, incarnée ici par l’héroïne, va s’exprimer à travers une confrontation des rêves avec la réalité : Asako aime Baku en Ryôhei mais est-ce un rêve de la jeune femme ? Son premier amour brûle-t-il encore ? Ce choix de la jeune femme pour le beau mannequin qu’est devenu Baku dit l’inexorabilité du destin. Quand elle décide de le quitter pour retourner vers Ryohei, n’a-t-elle pas compris qu’on ne peut pas aimer une image, un fantôme ?
Mais si Asako I & II fonctionne, c’est parce que Hamaguchi ne se contente pas d’illustrer la désillusion qui fait suite à l’idéal romantique, il transcende son sujet en nous proposant le schéma inverse du célèbre Vertigo d’Hitchcock : une femme, deux objets d’amoureux, deux visages donnés à la passion amoureuse. Un schéma que la mise en scène va travailler élégamment, poussant implicitement les séquences à dialoguer entre elles, provocant surtout la mise en perspective d’un rapport amoureux qui peut être complexe et paradoxal : les péripéties amoureuses que l’héroïne va vivre auprès de Ryohei (première rencontre, première étreinte...) vont rappeler celles de la romance avec Baku, tout en étant légèrement différentes.
Des différences évidemment porteuses de sens, puisqu’elles symbolisent notre rapport au temps tout simplement : grandir, c’est apprendre à vivre avec les fantômes du passé, c’est composer avec ses idéaux de jeunesse pour investir pleinement le présent. Une remarque néanmoins : Hamaguchi ne réussit pas totalement sa mise en relief : les fantômes sont trop vagues, et l’étrangeté confuse, pour que les émotions soient franches et les réflexions approfondies.
De ces dissonances va naître également un sentiment d’étrangeté qui va pousser certaines scènes à la lisière du fantastique : celle, par exemple, du tremblement de terre quand Ryohei est dans la salle de théâtre et qu’on entend tomber les objets dans le noir, ce qui suscite une réelle angoisse ; ou cette autre scène de la visite d’un village en reconstruction après le tsunami de 2011 et qui semble irréelle. Sans parler des autres personnages de la première partie, qui reviennent inopinément dans la seconde. De fait, le cinéaste défait constamment une linéarité attendue, qui aurait pu transformer son drame en bluette.