Peut-on cesser d'aduler les vieux films par principe ?

Je n'ai rien contre les vieux films, bien au contraire ; j'ai cependant quelque chose contre les gens qui idolâtrent les vieux films presque comme par principe, et au vu des critiques unanimement élogieuses de ce film ici, je serais tentée de penser que Jeanne Moreau et la musique ont suffi à susciter un aveuglement général sur les insuffisances flagrantes et diverses qu'il comporte.


Il est vrai que Jeanne Moreau joue bien. C'est d'ailleurs peut-être la seule du film à bien jouer. C'est bien le problème. Quant à la BO, je vous avouerai que ce n'est pas précisément le genre de choses qui me font aimer un film et que je n'y ai pas prêté une attention particulière, donc je vous accorde ça. Mais à part ça ? Maurice Ronet est aussi expressif qu'une huître du début à la fin (c'est peut-être un style, mais je reste assez circonspecte du peu d'attention accordé par le réalisateur à l'expression des émotions d'un homme qui vient de tuer le mari de son amante, qui reste tout une nuit coincé dans un ascenseur juste après, et qui est ensuite accusé d'un autre crime que celui qu'il a commis). Et parlons du jeu de Poujouly et Bertin (Louis et Véronique) : navrant.


D'ailleurs il n'y a pas que leur jeu qui est navrant, je dirais plutôt que les personnages sont navrants. D'abord, le fait qu'ils prennent plus de place dans la diégèse, contre toute attente et toute logique, que le couple censé être le couple principal, Florence (Moreau) et Jules (Ronet), est assez déroutant - une intrigue secondaire qui prend le dessus sur l'intrigue principale, ce n'est pas très habile, pas à mon sens parce que l'intrigue secondaire n'est pas intéressante (elle pourrait l'être), mais plutôt parce que cela se fait au détriment d'une intrigue principale qui semble finalement à peine effleurée. Mais donc, ces personnages qui prennent finalement plus de place sont absolument insupportables, façonnés sur des stéréotypes pénibles, laborieux et vraiment trop genrés. Et vas-y que je te fais des tartines sur le jeune brun ténébreux sauvage et rebelle, qui vole des scooters, qui est le pire connard (comment il parle à sa meuf !!!), tandis que sa copine, voix de la raison (c'est une femme, elle est donc raisonnable) pendant une minute avant de se mettre à glousser (c'est une femme, donc elle glousse bêtement), se préoccupe de son bien-être (c'est une femme, elle a donc un rôle de mère par défaut, le syndrome de l'infirmière pour ce jeune homme torturé qui ne parle que pour être désagréable, égoïste et sans coeur). Cette relation amoureuse n'est pas crédible une seule seconde (qu'est-ce qu'une très jeune fille fait avec un type comme ça qui n'a même pas le bon goût de compenser sa stupidité par quelques gestes tendres et virils - si on suit le genre du personnage ?), et par conséquent vouloir en faire une relation d'amants maudits dans la lignée de Roméo et Juliette est du dernier ridicule. Genre le débilos tue un couple parce qu'il essaie de leur voler une voiture sans raison ? Genre la débilos lui dit que leur seule solution est de se suicider ensemble parce que sinon leur vie est finie ? Et c'est amené en deux secondes et demie, genre "Ah ben dis donc la vie est triste, moi j'ai rien fait mais allez prenons du gardénal et puis on va dormir pour toujours ensemble, fastoche, allez salut". Rien ne m'a convaincue, parce que non seulement ces personnages sont d'une bêtise sans fond, mais parce qu'en plus rien n'est étayé dans leur psychologie, on se contente de clichés éculés qui ne rendent pas la situation crédible. Vraiment, je ne comprends pas. Je trouve qu'il est un peu facile d'excuser ces travers en sortant l'argument d'autorité "Oui mais c'est un vieux film, il faut le remettre dans le contexte de son époque". Non, merci. De nombreux films de la même époque ne font pas ces erreurs. Je ne vois pas pourquoi je devrais m'extasier sur des choses mal faites sous prétexte que c'est du noir et blanc, que c'est du patrimoine, et qu'il y a une actrice culte qui sauverait le film.


Mais sauve-t-elle vraiment le film, Jeanne Moreau ? Dès le début du film, j'ai été terrassée par les platitudes échangées au téléphone entre les deux amants. "Gnagnagna sans ta voix je serais dans un pays de silence". Euh ? C'est... mauvais ? Encore une fois, je suis navrée, mais ce n'est pas parce que le film est vieux que ses dialogues sont des bijoux d'écriture et de poésie. Là, c'est juste ridicule, cette expression d'amour dévorant avec des gros plans sur les visages et des inflexions de voix qui font pressentir le drame, j'ai trouvé ça extrêmement peu subtil, mal écrit, et encore une fois, très peu crédible. Suivre ensuite les déambulations nocturnes d'une Jeanne Moreau ronchonne dont on suit le monologue intérieur plaintif a été pour moi une expérience assez désagréable : d'abord, c'est creux et sans relief ; ensuite, je ne comprends pas ce choix de se focaliser sur le personnage féminin qui erre tandis qu'en parallèle, un couple file à toute vitesse en ayant le temps de voler des voitures, dormir dans un motel, tuer des gens, etc, et tandis qu'un homme est enfermé dans un ascenseur. N'eût-ce pas été mille fois plus intéressant de se concentrer sur le drame intérieur de Jules Tavernier, meurtrier enfermé dans un ascenseur, sujet bien plus captivant que l'incertitude d'une femme qui attend ? Enfin, les dialogues ne sont pas l'atout du film.


Ainsi ce film souffre de problèmes de rythme majeurs, déjà dans l'absence d'équilibre et de symétrie entre les deux intrigues, mais aussi dans le simple timing accordé à chaque événement. En deux deux, le mystère de cet homme, accusé d'un meurtre qu'il n'a pas commis mais pas du meurtre qu'il a commis, est levé, la faute au débilos réveillé de son suicide raté qui vient se jeter dans la gueule du loup. On aurait pu légitimement attendre un peu plus de suspense, avoir attendu pendant très longtemps que l'autre sorte de son ascenseur : il attend, il essaie mais abandonne définitivement ce qu'il aurait pu abandonner temporairement seulement, il attend, et finit par sortir le lendemain sans qu'on ait au moins exploité quelques thèmes parmi ceux de l'angoisse, de la solitude, de la culpabilité, de la faim, de la soif, etc etc. Et donc après ce long temps diégétique truffé de rien, bim, résolution éclair, mal amenée : l'amante téléphone pour dénoncer le vrai coupable, personne ne la croit ; vingt minutes plus tard elle arrive sur les lieux du crime et oh ! incroyable ! la police est déjà là prête à arrêter le vrai coupable ! et twist, Lino Ventura accuse sans une seule seconde d'hésitation l'amant d'avoir tué le mari alors que le mec a pris toutes les précautions possibles pour faire croire à un suicide, jusqu'à avoir réussi à verrouiller les portes de l'intérieur, mais non après tout, pourquoi s'embarrasser de doutes après avoir passé du temps à nous montrer les efforts du meurtrier, allons directement au dénouement le plus efficace ! Enfin je sais pas, le meurtre déguisé en suicide avec la pièce fermée de l'intérieur est un grand classique des enquêtes (Poe, Leroux, etc), mais c'est parce que c'est un grand classique qu'il faut se donner les moyens de l'élucider, c'est bien ce qu'il y a de passionnant, on ne s'en débarrasse pas d'un revers de la main parce que hop, pas grave, c'est lui j'ai dit ! Et que dire des indices du meurtre qui disparaissent sans un bruit, le grappin oublié en haut qui tombe tout seul et qu'une petite fille sortie de nulle part trouve à 22h dans la rue alors que personne ne l'avait remarqué, et pouf, disparu ! Quelle insuffisance scénaristique...


Ce film m'a donc menée de surprise en surprise, mais pas dans le bon sens du terme : un titre trompeur (je m'attendais à un huis clos d'ascenseur, ça promettait !), un résumé trompeur (l'histoire principale devient en fait secondaire), un enchaînement d'événements sans queue ni tête, une fin bâclée après des longueurs inexplicables mal exploitées... Voilà les raisons de ma grande déception, et de ma grande incompréhension face à la critique louangeuse, derrière le titre provocateur de ma critique qui ne va pas m'attirer beaucoup de sympathies. C'est vraiment dommage, et c'est pour ça que pourtant j'ai mis 4 : vraiment, l'idée d'accuser un homme pour le mauvais meurtre, et cette idée d'ascenseur coincé, c'était passionnant, il y avait de quoi faire, mais le film se perd en route, et fait les mauvais choix. Il ne suffit pas de se reposer sur le charisme certain d'une grande actrice avec des gros plans (certes charmants) sur son visage, et sur une musique de qualité, pour faire un bon film. Je ne serai donc pas de ceux ou de celles qui perdent tout sens critique et qui font du relativisme temporel à outrance en voyant de vieux films français.

Eggdoll
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le 19 juin 2020

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