A propos du film "La Nuit des rois" de "Philippe Lacote" je confessais ne pas connaitre le cinéma d'Afrique noire mais avoir été notablement séduit par cette première expérience pour avoir envie de creuser plus profond ce pan du septième art. En choisissant de découvrir ce premier long métrage de la réalisatrice franco sénégalaise Mati Diop, je souhaitais évidemment aller en ce sens. Cependant le nom de cette cinéaste ne m'était pas totalement inconnu et il n'est pas délirant, vues ses liens avec le cinéma français, son écho dans les grands festivals tels Cannes, d'imaginer que l'africanité de son film soit dilué dans des considérations culturelles, formelles et thématiques consciemment ou pas, ancrées dans un modèle occidental.
Ce préalable établi, "Atlantique" échoue t'il à s'inscrire dans son ADN africain dont le métissage avec le cinéma français en particulier l'invisibiliserait car trop prégnant ? Non. Mati Diop construit un narratif qu'il est impossible de ne pas voir comme profondément influencé par le contexte sénégalais, notamment sociétal. Récit à la fois social sur la déshérence et la misère qui poussent les forces vives du pays à vouloir tenter, malgré les dangers, l'odyssée d'une traversée vers des horizons plus cléments et récit fantastique où les spectres des disparus figurent autant l'impossibilité de l'utopie du départ que les traditions culturelles locales.
Je m'explique. En choisissant de faire dérouler son histoire dans un quartier populaire de Dakar, de nous présenter un contexte de crise économique induit par la corruption des élites, ici patronales avec l'appui des politiques et du bras armé de celles-ci, la police locale, Mati Diop décrit une réalité du pays qui est que les jeunes ont des difficultés immenses à se projeter dans l'avenir. Leurs possibilités d'émancipations se réduisant alors pour les jeunes filles à accepter des mariages arrangés susceptibles de leur offrir un certain confort pécunier, pour les jeunes hommes s'embarquer dans des traversées aux mille dangers pour espérer atteindre un eldorado dont l'image déformée les atteints via le prisme des ondes radios.
Le développement de ces deux idées restreintes et par corollaire la caractérisation de ses deux principaux personnages va tout du long du film constituer le fil rouge du long métrage. "Ada" et "Souleiman" sont amoureux mais elle est promise par ses parents à un autre homme qui apporte en dot les finances attendues par la famille et lui n'a comme unique voie méliorative que l'exil. Leur idylle ne peut se vivre que cachés, alors quand "Souleiman" avec d'autres jeunes hommes prend place dans une barque de pêcheurs, c'est bel et bien l'expression, la démonstration d'une situation de fatalité insurmontable.
La disparition corps et âmes du frêle esquif marque le drame, qui de social et économique, se transforme en drame humain et comme tout drame s'il est une part de hasard, il convient aussi d'établir des responsabilités. C'est alors que va débuter le deuxième aspect du film, celui du fantastique, de la fable surnaturelle. La multiplication d'incidents étranges au sein de la communauté formée par ce quartier littoral soulève questions et craintes. Vont alors apparaitre les trois figures d'autorité que sont la famille, le pouvoir religieux et le pouvoir temporel, chargées de remettre de l'ordre.
La nature des événements, un incendie durant la cérémonie du mariage qui détruit la chambre nuptiale, l'invasion par un groupe de femmes toutes liées aux hommes disparus en mer de la propriété de l'entrepreneur à la source des problèmes financiers de ceux-ci, d'étranges épisodes de fièvres convulsives qui touchent ces femmes vont s'expliquer par le fait que les esprits des morts sont revenus pour exiger réparation. Ce n'est pas un spoiler, c'est dit dans le synopsis du film.
Toutefois les symboles autoritaires et hiérarchiques mentionnés plus haut ne vont pas percevoir le surnaturel et l'intervention des fantômes vengeurs. Les familles des époux vont pour l'une exiger réparation et preuve de la pureté de la fiancée, pour l'autre exiger de sa progéniture un radical et définitif changement d'attitude pour laver leur honneur. Le pouvoir politique et la police vont axer leurs enquêtes et leurs décisions en faveur du promoteur, qui a le bon goût de participer à la corruption généralisée et tant pis si cela protège son enrichissement au détriment de la rémunération de ses employés. Quant au pouvoir religieux il fera office de garant de moralité, mais aussi de providence divine, en réaffirmant la nécessité absolue pour ces jeunes femmes égarées de la voie tracée par Dieu, Allah en l'occurrence, de revoir leurs comportement. Il est à ce propos assez drôle, de constater au détour d'une scène très courte mais très signifiante, la porosité entre les préceptes coraniques et une forme d'héritage local des croyances liées aux cultes anciens, imam et sorcier incarnés dans un seul homme qui en guise de recommandations faites à la mère d'une des jeunes filles particulièrement atteinte par cette fièvre étrange lui suggère un rituel mêlant islam et sorcellerie. L'interprétation des textes conduit vraiment à des situations ambivalentes.
Le spectateur de son côté est placé comme témoin omniscient, car en même temps qu'il assiste impuissant à l'inutilité de toutes ces simagrées, il voit la réalité fantastique de l'intervention des esprits sur les événements au cœur des dissensions qui agitent la communauté. La nuit venue ce sont eux qui prennent possession des jeunes femmes qui alors vont telles des zombies piloter leur vengeance et ce faisant muter la peinture sociale empêtrée par ses traditions séculaires et ses entraves culturelles en un chant d'espoir à destination des nouvelles générations qui devront tôt ou tard se lever contre l'injustice.
Film lumineux, merveilleux, d'une sensualité et d'un sublime poignant, qui malgré son sujet n'est jamais misérabiliste, mais au contraire serti dans l'évidence de la nécessité du changement des paradigmes. Un film qui ne voit pas l'origine des drames comme fatalité mais comme résultants d'un système qui broie ses enfants et qui est donc modifiable.
J'ai énormément apprécié cette séance et ai été très sensible au traitement qu'il fait des épisodes de possessions, avec un budget que j'imagine restreint, la cinéaste a fait le choix pertinent de ne pas user des effets spéciaux numériques, mais de montrer ces moments autrement, en jouant sur la corporalité et la gestuelle de ses actrices, donnant au final un rendu bien plus impactant que ne l'aurait été un effet numérique mal fait faute de moyens.
Et nos deux amoureux alors ? Souleiman est revenu mais plus que pour réclamer vengeance comme ses camarades, il est revenu pour faire ses adieux à Ada et lui réaffirmer son amour éternel. Il m'a même fait verser une petite larme ce con !