Texte originellement publié sur Filmosphere le 22/12/2015.
http://www.filmosphere.com/movies/au-dela-des-montagnes-jia-zhang-ke-2015/
La Chine s’est réveillée, le monde tremble, comme autrefois prophétisé. On le sait tous, on le vit au quotidien. Néanmoins, dans quelles circonstances l’immense dragon de l’empire du milieu s’est fait une place de choix dans le monde contemporain ? En s’interrogeant sur la fuite d’un esprit culturel par la dissolution des cellules familiales et amicales en un triptyque temporel, Au-delà des montagnes tisse non seulement un drame d’une extrême justesse, mais plus important encore, un film majeur sur l’évolution de ce pays qui nous inquiète autant qu’il nous fascine.
En comparant la distribution chinoise d’Au-delà des montagnes (5300 écrans) à celle du précédent film de Jia Zhang-ke, A Touch of sin (tout simplement censuré), on est susceptible de questionner la logique des choses quant à la nature du sujet ci-abordé. Mais il faut croire que la perspective d’un film s’ouvrant follement sur le tube “Go West !” plaît aux institutions chinoises. Car le réalisateur n’est pas toujours tendre sur le portrait qu’il peint de cette Chine moderne. En inscrivant son film sur trois époques (1999, 2014 et 2025), Jia Zhang-ke ne dresse pas qu’un pâle constat plaintif de l’actualité : il en comprend les origines et extrapole leur développement. C’est aussi la meilleure occasion possible de faire évoluer son film au travers les relations des protagonistes sur pas loin de trente ans de récit, ces relations qui partent originellement d’un petit groupe de trois amis de la petite province de Fenyang. Un province typique du quotidien moyen chinois (des aveux de l’auteur lui-même), qui va se construire par l’autodestruction, à l’image de ses personnages.
Quel est le point de rupture ? En 1999, la Chine a récupéré peu auparavant Hong-Kong, plus récemment encore Macao, offrant une ouverture privilégiée vers l’Occident. La fierté de Liangzi (Liang Jing-Dong) est une Mercedes, son souhait est de racheter une mine de charbon, devenir entrepreneur. Plus tard, il nommera son fils Dollar. L’entrevue du capitalisme a transformé une société collectiviste en une individualiste en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. La rapidité de cette métamorphose ne peut avoir que des conséquences néfastes, du moins sur les individus du film. Un changement prématuré et irréfléchi amène souvent le regret. Et évidemment, le regret va survenir. Mais, sournoisement, il ne fait mine d’apparaître que quand il n’est vraisemblablement que trop tard. L’amitié du trio disparaît dans un triangle amoureux sans pitié, où la belle Tao (Zhao Tao, incroyablement lumineuse) devient une propriété à acquérir pour Liangzi.
Au fur et à mesure de l’évolution des ères dans Au-delà des montagnes, le cadre s’étend comme un écho à l’ouverture du pays. L’image s’élargit du 1.33 vers le 1.85, puis vers le scope. Chaque trame temporelle a d’ailleurs sa propre touche photographique. C’est aussi l’occasion pour Jia Zhang-ke de subtilement éloigner ses personnages, eux qui étaient dans un premier temps confinés de manière plus intime dans un cadre plus réduit. Les jeux sur la forme cinématographique permettent de revisiter l’évolution des endroits. Dans une scène de funérailles, un plan large du format originel n’aurait capté que l’ensemble de la funeste cérémonie, celui plus large y rajoute la route à gauche qui borde la tombe, la ville en construction au fond à droite qui sert d’horizon. Voilà une image qui a de quoi hanter, dans une séquence où une génération se sépare d’une autre sous l’œil désintéressé de la nouvelle. Mais Jia Zhang-ke ne méprise pas nécessairement tout cette transfiguration, il essaye toujours de la comprendre, avec une tendresse sûrement salutaire.
L’ultime acte, cet avenir en exil (par ailleurs une des plus grandes réussites visuelles et scénaristiques de cette année) aurait pu facilement être balourd et indigent. Mais par le vrai des personnages, couplé au drame profond de leur situation, il transcende véritablement l’intérêt du film dans tout ce chapitre. Il y a ce fils incapable de communiquer avec son père, comme damné à ne plus pouvoir parler la même langue. Les rêves paternels passés ne riment paradoxalement plus avec l’idéal du lendemain, désormais devenus de sinistres et regrettables sommets d’absurdité. Mais c’était aussi peut-être cela, sa liberté. Celle d’avoir n’importe quoi. Celle d’être absurde. Et celle de regretter. Alors, peut-être était-ce nécessaire ? Car c’est bien connu, la vraie valeur des choses ne se mesure que dans leur perte.
Plus subtil qu’il n’y paraît, Au-delà des montagnes n’est pas qu’un vulgaire cri d’alarme, ni même une contestation poussive. Car Jia Zhang-ke, malin, optimiste, laisse une porte ouverte. Maintenant, c’est aussi l’occasion de s’interroger sur l’uniformisation mondiale, sur la valeur de la culture et sur sa transmission. Autant de paramètres qui sont les grands enjeux de ces dernières années et de celles à venir. Mais, peut-être plus simplement, aujourd’hui, quel sens le film prend-il quand les Chinois s’apprêtent à se jeter en salle pour aller découvrir le nouveau Star Wars et gober, un peu encore, cette culture de masse qu’ils ont désormais besoin d’importer ?