Si l'on croit que l'affiche d'un film révèle ce qu'il sera, on a tout à craindre de ce Babylon : en matière d’affichage, le "bouquet de stars" est devenu en effet le poncif du film américain. Américain, le film de Damien Chazelle l'est incontestablement, par les moyens mis en oeuvre. Aussi banal que l'affiche ? Pas du tout, et c'est là que réside la bonne surprise.

Gargantuesque, ainsi pourrait se résumer la tentative de Chazelle de raconter Hollywood, de 1926 à 1955. Le cinéaste révélé par Whiplash et confirmé par Lala Land a décidé de ne se refuser aucun excès. Ainsi le film s'ouvre-t-il sur un éléphant tracté par un camion qui s'évertue à monter une colline. Lorsque le câble lâche, les deux hommes qui tentent de retenir l'attelage se prennent une douche de merde sortie de l'anus de l'éléphant. Tout est déjà dans cette séquence : la dimension métaphorique avec l'allusion au mythe de Sisyphe, la lutte de Manny au service du système, l'outrance avec le flot d'excréments. Tout, y compris l'outrance dans l'outrance. Car, ce sera le principal grief qu'on pourra lui adresser, le film en fait souvent trop. Trop de merde dans cette scène, trop de vomi lorsqu'il en sera question, trop d'effets spectaculaires pour épater le spectateur. Oui, même dans le bigger than life, il faut savoir faire preuve de mesure.

Orgies

Loin de moi, en revanche, l'idée de reprocher au film sa dimension scato ou gore. Car tel est bien le sujet : en 1926, le cinéma américain était débridé, tout changea à l'ère du parlant. Une relecture trash de Singin' in the Rain, la bluette enchantée de Stanley Donan. Une déclinaison aussi d'un film plus récent, le Once Upon a Time in Hollywood de Tarantino puisqu'on y retrouve deux de ses acteurs principaux, Brad Pitt et Margot Robbie, et que Chazelle a même reproduit une scène, celle où Sharon Tate s'admire dans une salle de cinéma. Mais les références ne s'arrêtent pas là : The Artist, A Star Is Born, Sunset Boulevard, La Dolce Vita, Boogie Nights, Le Loup de Wall Street... n'en jetez plus. Pantagruélique quoi.

De fait, après cette scène d'ouverture, le film plonge dans l'orgie d'une fête, entre danse, beuverie et partouze, autour d'un orchestre de jazz. On se fait pisser dessus, on fornique dans les coins, la coke est disponible sous forme de montagne. Classiquement mais de fort belle manière, la caméra, à l'épaule, immersive, se fraie un chemin au sein de cette orgie de corps excités. Une séquence étourdissante. Trois personnages se dégagent. Manny, incarné par un Diego Calva aux faux airs d'Anthony Perkins, est déjà celui qui tient la boutique. Il aspire à rejoindre un tournage, là où "le monde est plus grand". Peut-être est-ce pour cela qu'il est bluffé par le culot d'une jeune femme qui entend entrer sans avoir été invitée. Nelly le Roy, Margot Robbie donc, sera la deuxième héroïne, dont Manny tombe d'emblée amoureux. Elle incarne l'audace, la volonté et l'excès jusque dans la vulgarité. Enfin, il y a Jack Conrad, star du moment, joué par Brad Pitt à qui l'on a adjoint une petite moustache qui en fait une synthèse de Douglas Fairbanks et de Clark Gable (il sera fait allusion à ce dernier dans une scène). Si l'on ajoute l'énigmatique Fay Zhu dans un numéro de cabaret lesbien captivant par la seule façon dont elle susurre le mot "pussy", et Sidney, le trompettiste du combo, on a les personnages principaux du film. Magistrale scène d'exposition, qui rappelle celle du Boogie Nights de Paul Thomas Anderson, présentant elle aussi tous les personnages en un plan séquence. Le mot BABYLON peut alors apparaître à l'écran.

Babylone, c'est la cité mythique de la Bible, le lieu du premier Temple. Logique, puisque le film se réfère aux origines du cinéma. Le spectateur ayant une culture religieuse verra ainsi passer dans l'épopée de Chazelles aussi bien Sodome et Gomore (la scène orgiaque), le péché originel (la femme mordue par le serpent) que le repli au désert (cette même scène au serpent). En poussant un peu, on pourra même voir dans la poudre blanche qu'on sniffe la manne qui nourrissait le peuple juif en exil... Hollywood est une mythologie en soi, aussi fascinante que répulsive aux yeux de Chazelle. Une terre promise qui laisse beaucoup de monde sur le carreau.

L'orgie se poursuit sur le lieu de tournage, deuxième morceau de bravoure. Les décors se côtoient en plein air dans un foutoir sympathique. Focus sur deux films en train de se tourner, montrés en montage alterné comme très souvent dans Babylon.

Dans le premier, Nelly le Roy remplace au pied levé une actrice victime d'une overdose. Sous la direction d'une femme, ce qui intrigue (je connaissais Alice Guy mais pas cette Ruth Adler), la jeune actrice issue du caniveau va faire preuve d'un tempérament et d'un savoir-faire immédiatement remarqués. Elle rentre dans le lard des bonshommes et pleure à la demande, avec le timing exigé. Un feu qui se déclare n'empêche pas de continuer à tourner ! Nelly va rapidement supplanter sa partenaire, jetée aux orties. La roue tourne.

Cette même roue tournera pour Jack Conrad mais celui-ci est pour le moment au faîte de sa gloire. Il doit intervenir dans un film de guerre. La scène est épique : des figurants meurent réellement dans le chaos et les caméras sont massacrées. C'est là que va intervenir Manny qui, comme Nelly, gagne ce jour-là ses galons : après avoir convaincu, revolver au poing, tout le monde de reprendre le travail, il se met en quête de la caméra de location qui peut sauver la journée de tournage. Au crépuscule, à force d'attendre, Conrad est complètement bourré mais il gravit tout de même la colline en un beau plan (retour de Sisyphe), avant de gratifier sa partenaire d'un baiser passionné. Un papillon posé sur l'épaule concourt à la magie du plan.

Une femme assiste à tout cela : c'est Elinor (Jean Smart), une critique qui s'afflige du spectacle qu'elle a sous les yeux. Il faut dire qu'elle a connu Proust... Elinor, c'est la femme de l'ombre, le "cafard" comme elle se définira, celle qui reste lorsque les idoles tombent une à une. C'est elle qui, dans une jolie scène, signifiera à Conrad que son temps est passé. Plutôt que de tenter de s'y opposer, il devrait rendre grâce de la chance qu'il a eue, et se réjouir d'exister au-delà de sa mort pour les générations futures... Trop dur pour un accro à la célébrité tel que Conrad. Le parlant va sonner le glas de son ère, il ne pourra s'y résoudre, d'autant qu'on ne lui proposera plus que des navets. Lui qui avait l'ambition de "voir plus loin" sera rejeté par ce "plus loin". Lorsque le grand public vous adore pour des raisons précises - ici le jeu muet -, il est très difficile de changer ces données : c'est pourquoi les gens riront aux "je t'aime, je t'aime" de Conrad. Non parce qu'il joue mal, simplement parce que cela brise un charme. C'est ce que tentera de lui faire comprendre Elinor.

La chute de Conrad avait été annoncée par la mort de son ami George, un compagnon de route des débuts aussi loser sur le plan amoureux que Conrad est tombeur. Conrad est un personnage intéressant, entre la fatuité liée à sa condition et une certaine lucidité quant à l'envergure artistique du monde où il évolue. Dans la scène du serpent, alors que la panique s'empare de tous les invités, lui assiste à ce spectacle perplexe. Il finira par se suicider, dans une chouette scène : la porte entr'ouverte de sa chambre d'hôtel suffit à nous faire comprendre ce qui va advenir. Peut-être eût-on pu éviter la détonation et le sang, à tout le moins la vision d'une arme dans la main de la star déchue. Peu avant, sa vieille amie Fay Zhu, en partance pour l'Europe, l'avait contemplé de dos, annonçant la suite. "Le parlant m'a tuer" aurait-il pu gribouiller sur le mur de sa chambre d'hôtel. Et l'on se souviendra peut-être de son appétence pour les langues au début du film, lorsqu'il parlait sans cesse italien. Une référence à Mastroianni puisque la scène d'orgie est très "Fellinienne" ?

La révolution du parlant

De même que, dans une séquence de Singin' in the Rain montrée à la fin du film, la star du muet était raillée pour sa voix de crécelle, Nelly comme Jack sont moqués dès qu'ils s'essaient au parlant. Avec ses vedettes, c'est tout le monde ébouriffé du muet, déployé dans la première partie, qui s'éteint. Et ce, d'abord pour des raisons techniques. Chazelle le montre dans la longue scène où Nelly doit jouer pour la première fois dans un film sonore. Elle doit déjà apprendre un texte, et on la voit laborieusement travailler cela juste avant de jouer, de même qu'on verra Jack se faire reprendre par son épouse dans sa restitution des dialogues. Puis il y a les contraintes techniques de l'époque : le moindre bruit oblige à refaire la scène. Les huit essais qui s'enchaînent sont assez drôles - j'avais déjà vu cela dans une comédie exclusivement consacrée au sujet, et La Nuit américaine de Truffaut l'aborde à un moment. Elle s'achève par... la mort d'un technicien, de stress ! L'outrance, toujours. La séquence mise en boîte, corsetée par tant de contraintes, est bien sûr très plate. Où la technique peut faire obstacle à l'art, lorsqu'elle est encore rudimentaire. Un handicap dont Chazelle n'eut certes pas à souffrir...

C'est vraiment le talent du cinéaste franco-américain de faire durer suffisamment chaque scène pour qu'elle acquière de l'ampleur. Ici, le tournage dans ce studio contraste superbement avec le ton débordant du début, exprimant le tournant qu'a pris le cinéma.

Car le changement d'ère n'est pas que technique, il est aussi moral. Le puritanisme a envahi Hollywood, qui sera bientôt régi par le Code Hays - non évoqué ici car postérieur de quelques années. La vulgarité de Nelly n'amuse plus, elle choque. Manny la convainc de se montrer plus classe pour coller à l'époque. D'où une autre scène d'anthologie, celle de la réception chez les gens bien nés. Nelly, Sidney et Jack s'y retrouvent autour de Manny. Chacun va sentir le poids de la discrimination : Jack à cause de son âge, Sidney pour sa couleur de peau, Nelly pour son origine sociale. L'accent est mis sur Sidney qui subit des remarques bienveillantes mais racistes, ainsi que sur Nelly qui tente de donner le change. Avec maladresse : "Mademoiselle Julie" est une actrice très bien pour la jeune femme, et ses phrases en français n'ont ni queue ni tête. Quant à ses blagues, elles font un flop. Chassez le naturel, il revient au galop, Nelly finit par craquer et faire un esclandre. Prise d'une envie de vomir au sortir du manoir, elle rentre pour déverser, littéralement, sa bile sur le grand patron. Jubilatoire, même si trop de vomi en quantité, comme on l'a dit. Quant à Sidney, il sera contraint, au studio, de se grimer au cirage car la lumière le rend insuffisamment sombre pour le public sudiste. Cette humiliation lui donne une rage qui le pousse dans son solo. Il y a là quelque chose de très juste quant au jazz, dont l'un des moteurs fut la dure condition des Noirs aux USA.

Le jazz, horizon indépassable

Dans tous ses films, Chazelle exprime son amour de cette musique. Ce n'est pas moi - qui m’y consacre professionnellement et passionnément - qui m'en plaindrai ! Il le fit maladroitement dans Whiplash où il laissait entendre qu'un bon batteur doit savoir jouer très vite et très fort jusqu'à se faire saigner les mains (!), mieux dans Lala Land où il parlait bien du moment unique que constitue un concert de jazz. Ici, le jazz est central, et pas uniquement à l'image : l'une des caractéristiques de cette musique, c'est qu'elle a remis le corps au centre du jeu. Le jazz assume la sensualité, le côté "crade" de l'humain. C'est exactement le sujet du film. Fallait-il pour autant multiplier les plans sur l'embouchure de la trompette ? On est une fois de plus dans l'hubris.

La scène dans le club, après que Sidney a démissionné, est peut-être une façon pour Chazelle de dire "il n'y a rien de plus grand que ça". Le beau thème mélancolique de Justin Hurwitz, fidèle compagnon de Chazelle, porte bien ce sentiment.

Une remarque tout de même : ce qu'on entend là ce n'est pas du tout le jazz qui se jouait en 1926. Une guitare ? Des percus afro-cubaines ? Même la contrebasse était encore rare à l'époque. Et les soufflants jouent beaucoup trop moderne. Sans doute Chazelle, ex batteur de jazz donc connaisseur, a-t-il fait l'impasse sur la vraisemblance musicale au profit de l'efficacité...

Bien aimé, en revanche, le running gag de Sidney qui reproche à son collègue saxophoniste de mal jouer. Le film est ainsi émaillé de nombreux traits d'humour qui relèvent la sauce. Quant au premier film parlant, Babylon nous rappelle qu'il se nommait... Le chanteur de jazz, et qu'Al Jolson s'y grima en Noir à l'aide de cirage. Exactement ce qu'on demandera à Sidney, un vrai Noir lui mais pas encore assez pour les Sudistes de l'époque.

Les bas-fonds

Reste à évoquer l'ultime ressort du film, la collusion avec la mafia. Nelly a contracté des dettes de jeu, il faut verser 85 000 $ à un parrain, c'est encore cette bonne poire de Manny qui s'y colle. L'occasion d'une scène délectable, chez un gros bonnet, qui m'a fait penser à un moment tout aussi déjanté, de nouveau dans Boogie Nights. Manny et l'un de ses copains remettent un gros sac de billets à James McKay, le parrain en question joué par un Tobey Maguire grimé en vampire. Problème, c'étaient les faux billets prévus pour un tournage ! D'où un certain suspense, qui amène à la scène des bas-fonds. McKay, en effet, a tenu à emmener notre duo dans un lieu satanique : on y descend comme dans L'enfer de Dante. Après avoir passé devant un crocodile agressif, on accède à l'attraction ultime : une espèce de colosse qui mange des rats vivants ! Ces bas-fonds sont la métaphore des pulsions que l'Amérique puritaine a refoulées depuis l'arrivée du parlant.

La fuite rocambolesque de Manny aura des suites : le voilà contraint de s'exiler en catastrophe avec Nelly au Mexique. Mais Nelly ne changera jamais : toujours aussi fantasque, insoucieuse du danger auquel Manny tente de la sensibiliser, elle rejoint une fiesta où elle se met à danser. Manny lui fait sa déclaration, la convainc de l'épouser. Baiser de cinéma, capté par une équipe de tournage qui se trouvait là ! La scène sera montrée sur un écran en noir et blanc. Une façon de montrer comment les aléas peuvent trouver leur place dans un film dûment scénarisé. Même à Hollywood.

Puisqu'ils ont trouvé de l'essence on les croit sauvés, mais Manny a le tort de laisser sa nouvelle fiancée une nouvelle fois seule dans la voiture. On se doute de ce qu'elle va faire : s'enfoncer dans la nuit, disparaître dans le sombre. Comme elle le lui avait tant de fois répété, elle n'était pas faite pour lui. Pendant ce temps, Manny échappe une fois de plus miraculeusement à la mort.

On le retrouvera pour un épilogue vingt ans plus tard. Manny s'est reconverti, a pris femme et commis une enfant avec une Hispanique. Il plaisante en espagnol avec le garde sud-américain à l'entrée de Kinoscope, puis entre dans un cinéma, où se joue, quoi ? Chantons sous la pluie bien sûr. Séquence-émotion, avant un final discutable : un montage ultra saccadé d'images du 7ème art, où Méliès côtoie Bergman (Persona), Buñuel (Un chien andalou) et James Cameron (Avatar)... avant de s'achever en tâches abstraites de couleurs. Référence à Godard, s'il en fallait, vraiment, une de plus... Quant à Manny, il pleure à chaudes larmes.

* * *

Boursouflée, parfois prétentieuse, totalement creuse, la saga de Chazelle, comme l'a asséné Le masque et la plume dans une belle unanimité ? C'est un peu court. Le film est certes un peu mégalo mais il est aussi riche, passionnant, enthousiasmant. Le cinéaste a su mettre un réel sens du récit, du rythme et de l'image au service de son projet pharaonique. L'adhésion l'emporte pour moi largement sur l'agacement. Un résultat que l’affiche ne laissait décidément pas prévoir.

Jduvi
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le 21 déc. 2024

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