Nous sommes dans un futur très proche. Tout le Brésil est occupé par l’empire techno-capitaliste… Tout ? Non ! Un village du Nordeste peuplé d’irréductibles locaux résiste encore et toujours à l’envahisseur. Malheureusement pour eux, l’accès à toute potion, même magique, est difficile puisque l’eau se fait denrée rare, l’ennemi défendant son accès armé jusqu’aux dents.


Mendonça demeure assez évasif quant à l’identité et les motivations de ces belliqueuses forces extérieures, mais il va sans dire qu’ils puent tout autant le capital que l’impérialisme étranger. Nommons donc la l’Internationale de la Filsdeputerie. Cette IF est incarnée par des mercenaires au nombre de sept, venus se perdre dans le Pernambouc pour littéralement rayer Bacurau de la carte du Brésil. D’une cruauté et d’une immondice morale telles qu’on peut légitimement se demander s’ils sont bien humains, il est impossible pour le spectateur de ne pas prendre le parti des villageois, ni d’ailleurs d’envisager ce récit autrement que comme une parabole. Le réalisme est ici allègrement dépassé pour raconter une histoire finalement vieille comme le monde : l’éradication des damnés de la terre par ceux qui entendent en avoir le contrôle, faisant preuve dans cette agression unilatérale d’une violence sans commune mesure. Et c’est peut-être paradoxalement en s’extrayant de l’instant géopolitique contemporain (recours à la SF, outrance "psychologique" des bourreaux) que le film parvient à affiner son discours politique.


Dépossédés de tout, même de leur eau, les villageois décident donc de combattre la violence par la violence. Et c’est sur le terrain de jeu de Mendonça que la guerre aura véritablement lieu : le cinéma et, plus largement encore, la culture. Le ton est vite donné : dans une des séquences ouvrant le film, Tony Junior, avatar local du "bolsonarisme" charmeur et carnassier, arrive au village chargé de présents pour les habitants, dont un camion rempli à ras bord de livres. Qu’il déverse indifféremment à même le sol, comme se déchargeant de détritus et polluant le territoire de ces gens qui ne sont définitivement rien. L’image est aussi simple que forte, et permet au cinéaste d’indiquer par son regard la pierre d’achoppement qui fera trébucher Goliath : s’ils sont si méchants, c’est qu’ils n’ont plus de culture, et c’est parce qu’ils n’ont pas de culture que nous les vaincrons, toujours. Il n’est pas non plus anodin que le drone utilisé par les sept mercenaires ait la forme d’une soucoupe volante : si l’imaginaire américain est ainsi mobilisé, c’est pour pointer habilement du doigt le crime fondamental que constitue l’acculturation engendrée par les tentacules venimeuses de l’impérialisme, même cinématographique. Aucune arme n’est inoffensive lorsqu’on veut vous mettre à mort. Combattant sur les terres ennemies du western, les villageois ne devront leur salut qu’à une culture locale, autochtone, préservée de génération en génération. Notamment ce petit musée de rien du tout mais gorgé d’histoires, tissant entre les actes héroïques passées un fil ténu qui les conduit jusqu’aux insurrections actuelles et à venir, et qui offre à la foule esclave de Bacurau les armes pour terrasser l’ennemi.


L’IF sera vaincue, mais à quel prix ? Me demeure en tête un plan à la fin du film, à première vue anodin, mais chargé d’une tristesse aussi contenue qu’infinie. Domingas, la docteure du village, revient après la bataille et est accueillie par sa compagne, qui l’embrasse. La caméra, très loin d’elles, ne semble plus trouver dans le film sa place pour la tendresse, pourtant omniprésente dans la pittoresque première partie. Les corps explosés, mutilés, décapités, des assaillants sont exhibés en revanche avec une pointe de délectation, en gros plans, sans détours, sans fausse pudeur. Peut-être n’y a-t-il rien à lire dans ce choix du plan large. Mais après une bonne heure de boucherie, il interpelle. Peut-être est-ce une manière pour Mendonça de raconter qu’après l’horreur, l’amour, et donc l’utopie, n’en ressortent pas indemnes ; qu’après la bataille, les vainqueurs sont condamnés à traverser une nuit sans rêve et sans sommeil.

Garrincha
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le 25 sept. 2019

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