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Bangkok Nites est un film qui apparaît davantage comme une plateforme multi-fronts, que ce soit dans la conception même du film que dans les thèmes abordés. Au même titre que le reste de la mince mais riche filmographie étalée sur quinze ans du réalisateur nippon Katsuya Tomita (deux films sur quatre durent trois heures), ce dernier métrage engage une dimension plurilatérale dont les composants tissent des liens entre eux.


Les conditions du pré-tournage définissent idéalement les thèmes et le style du cinéma itinérant de Katsuya Tomita. Les nombreux repérages de lieux et castings sauvages qui ont duré près de quatre ans, ont permit de réunir un large groupe composé à la fois de prostituées, de proxénètes, de clients en tout genre mais aussi de figures excentrées habitant ou visitant les contrées reculées du pays : les villageois de la région d’Isan, des touristes en perdition, d’anciens combattants qui noient leur passé de la bataille de Diên Biên Phu, etc. L’ensemble formant, pour le temps du film, une troupe de comédiens et comédiennes qui par sa dimension hétéroclite se révèle être d’une incongruité touchante.


Katsuya Tomita conçoit donc ce film sous le caractère aléatoire des rencontres qu’il provoque ou non dans une ville de Bangkok foisonnante de vices et de vies. Il débute son itinéraire dans les « souterrains », le quartier rouge de la capitale, la rue Thaniya précisément, afin d’en comprendre les spécificités et d’y poser son regard aussi compréhensif que critique, en somme, le regard d’un voyageur en résistance à ce qui l’entoure. Nous suivons donc les pérégrinations d’Ozawa (interprété par le réalisateur lui-même) qui va retrouver Luck (l’hypnotique Subenja Pongkorn), une prostituée qui règne par sa beauté sur le quartier, et dont il est l’ancien client et amant. Ces deux figures, pourtant antagonistes, vont entamer ensemble un voyage dans l’arrière-pays car Luck doit subvenir aux besoins de sa famille excentrée, détail narratif qui amorcera, par la suite, une sorte de parcours initiatique sur les vestiges d’un passé guerrier occulté.


Si l’on parle d’espaces dans Bangkok Nites, on parle également des relations qui existent entre eux. Au vu des nombreux territoires parcourus par les personnages immigrés soit d’un Japon jugé isolationniste soit de d’autres zones du continent en crise, ils se retrouvent tous dans cette « terre d’accueil », ce paradis trompeur, illusoire, et divisé représenté par la Thaïlande urbaine fraichement mondialisée (Bangkok, Pattaya) ou bien par la Thaïlande provinciale marginalisée (région d’Isan). Ce qui engendrera ensuite les bifurcations des personnages vers le Laos et le Vietnam. Ces allers et retours entre les pays riverains d’Asie du Sud-Est forment un entrelacs d’époques et de cultures qu’essaye de démêler la jeune génération contestataire de cette région du monde partis sur les traces du passé traumatique de la guerre d’Indochine. Le plus appréciable réside dans le fait que le questionnement de cette région du monde s’applique dans l’échange, l’interaction, l’entre-aide entre les voyageurs. Que ce soit Luck ou Ozawa, ou bien le groupe de rappeurs japonais rencontré au Laos, chacun des partis essaye de transmettre la culture, l’Histoire, la langue de son pays natale (si celle-ci n’est pas déjà acquise).


Cette force culturelle s’exprime donc autant par les disparités que par les liaisons existant entre les différentes nations, et qui permet, du moins, de dresser des passerelles interculturelles en Asie. Cela se traduit notamment par les croyances diverses que s’approprie Katsuya Tomita et dont il extrait brillamment quelques bribes fantastiques qui infusent dans Bangkok Nites. Par ailleurs, cette dimension fantastique fait figure d’originalité si on le compare à son précédent film Saudade qui détenait, certes, cette virulence politique mais qui peinait justement à exprimer des instants d’excentricités, de lâcher-prise sur l’hyperréalisme. Ici, Tomita témoigne de l’héritage folklorique fantastique propre aux territoires qu’il explore, et qui trouve une résonance avec certains films de son contemporain Apichatpong Weerasethakul.


Les deux cinéastes qui appartiennent à la même frange générationnelle, ont également en commun la région tropicale d’Isan dans leur cinéma. Un territoire où règne une douce ambiguïté, à la fois avenant et hostile, qui favorise l’irruption du surnaturel, du mysticisme, par une présence fantomatique nocturne toute particulière puisqu’elle revêt l’habit militaire, comme le rappel d’un passé trop longtemps oublié, occulté. Or, cela ne vient pas alourdir le rythme du film, ni la conscience d’Ozawa, mais intervient plutôt comme un déclic psychologique, un réveil politique pour les vivants. Les fantômes du passé, de la guerre d’Indochine, des oubliés de l’Histoire, figures de la mémoire collective, interrogent uniquement par leur présence.


Par ailleurs, cette plasmaticité du fantôme comme motif de mémoire militaire traumatique, n’est pas sans rappeler la fameuse séquence du tunnel dans Rêves d’Akira Kurosawa, où tout un contingent de fantômes militaires japonais s’interpose aux âmes égarées engagées, malgré elles, sur les traces de leur Histoire. Chez Tomita, les fantômes sont mutiques, ils se révèlent la nuit et courent derrière Ozawa dans une jungle fantasmatique comme un passé distancé, écarté mais toujours présent. Une lumière lunaire dessine leurs silhouettes en perdition dans la densité de la végétation tropicale créant une étrange empathie pour ces figures de l’Histoire en marge qui renvoient aux fantômes-singes de l’extatique Oncle Boonme, celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul. Tomita, par le prisme d’Ozawa, diffuse ce désir de révéler au grand jour ces figures fantomatiques, qu’ils passent de l’oubli à la reconnaissance, que leurs corps migrent du microcosme nocturne au macrocosme diurne. On s’habitue donc à cette présence qui parcours les différents territoires du films, un surnaturel avec lequel on cohabite finalement, après l’avoir appréhendé, compris, après qu’il ait toléré le présent sur son territoire figé dans le passé.


Outre cette dimension surnaturelle qui apparaît également en ville, sous la forme d’un yokaï, en l’occurrence un monstre serpentaire ancestral thaïlandais dans le fleuve Chao Phraya de Bangkok, le film détient surtout cette propension à la résistance politique, comprise ici dans une condition nécessaire à son application : la migration constante des personnages. Autrement dit, il faut voyager pour que cette résistance soit effective et non plus théorique. Une notion de résistance qui comprend en son sein plusieurs déclinaisons.


En premier lieu, il est d’abord question de résistance publique, dont nous avions pu nous délecter au début de Saudade lors de l’appel à la révolte par le groupe de rap activiste dénommé Army Village, face à la jeunesse japonaise apathique de Kofu. Un groupe de rap qui revient dans Bangkok Nites et qui s’est donc exporté au Laos pour trouver un nouvel espace de résistances et d’errements.


Cette séquence où Ozawa et Luck se retrouvent entrainés par les jeunes rappeurs dans la campagne laotienne anciennement bombardée par les américains donnent lieu à une autre forme de résistance, cette fois-ci privée, où l’on voit ce groupe de jeunes discuter, s’informer, se révolter, et même s’organiser autour des injustices horribles du passé. Le cinéma monde cher à Tomita mute alors, par un plan aérien (l’un des seuls du film) sur les cratères qui jonchent sur des kilomètres de vallées, en un cinéma guérilla. Le réalisateur prend de la hauteur face à l’horreur, ainsi que son double, Ozawa, qui prend du recul face au cercle des rappeurs révoltés, non pas par mépris mais par simple réflexe d’observation. Katsuya Tomita trouve son engagement dans le témoignage qui s’exprime notamment par son style qui recherche constamment le trouble entre ce qui attrait au fictionnel et ce qui est dépositaire d’une certaine forme de réalité. Un doux vent de révolte est également retranscrit dans la bande-originale d’une diversité rare, alternant la pop à la techno thaïlandaise, ou encore le hip hop japonais, et venant se poser délicatement sur ce long voyage d’images de près de trois heures.


Développer cette dialectique fiction et réalité vieille comme le monde dans un même film est l’un des projets du cinéaste japonais qui trouve dans une région étrangère, un espace d’expression de sa résistance. Il accorde toujours les altérités ensemble, il solidarise ceux qui ne peuvent, à priori, s’associer. Il crée par l’organisation de la lutte de l’art organique fondé sur les pulsions de la vie qui font appelle à la sérénité spirituelle. Une résistance spirituelle qui disperse les mécanismes des grands espaces urbains, et perturbe, à leurs échelles, les rouages d’un système mondialisé.


Un programme théorique que met en pratique la prostituée Luck à la fois affiliée et victime d’un système masculiniste, misogyne qui repose sur l’exploitation sexuelle. De retour à Bangkok, elle entre en résistance en volant ses plus riches clients, mais aussi en confiant à Ozawa, dans une conversation terriblement poignante, tout l’héritage de sa famille plongée automatiquement dans la prostitution sous l’égide du patriarcat. Une famille exploitée sexuellement de mère en fille, au sein de laquelle Luck incarne la porte-parole de toutes celles qui n’ont pas eu le courage, ou la conscience de condamner ceux qui jouissent de cette structure. Reste à voir comment la résistance prendra forme physiquement dans le cinéma de Tomita, outre les corps et consciences en marge qui gravitent, voyagent, migrent autour de lui, on peut espérer que l’appel soit entendu au-delà des frontières orientales.


Au terme de ce voyage aux allures de conte philosophique moderne, Katsuya Tomita apparaît donc comme étant la figure de proue d’un cinéma asiatique en résistance. Le réalisateur entretient justement, en dehors de ses tournages, une vie itinérante au volant d’un camion de livraison, et détient de fait, une intelligence, une force supplémentaire à l’égard de ses contemporains ancrés dans le milieu cinématographique : son engagement et sa prise de recul aboutissent à une précieuse forme d’indépendance.


Ce désir insatiable de résistance, de lutte, de mémoire, mais aussi de compréhension des marges est éblouissant de justesse politique, de lucidité, et dont se dégage parfois une délectable tranquillité. Mais cette notion de résistance se forge, fait sens dans l’itinéraire qu’elle entreprend. Le réalisateur dresse, en ce sens, un rapport topologique de l’Asie qui amène à réfléchir sur l’interaction entre les lieux et les corps. Le spectateur immobile physiquement se meut soudainement dans l’espace du film, et devient mobile virtuellement.


Tomita voyage pour rencontrer les acteurs invisibles, les inconsidérés, et appréhender les territoires oubliés d’un monde qui choisit toujours le même milieu social, et les mêmes endroits. L’intériorité du point de vue de Katsuya Tomita permet ce croisement magnifique entre la caméra et le monde, entre l’univers et le corps. Une réflexion qui fait échos à cette fameuse maxime merleau-pontienne : « Nous habitons le monde comme le monde nous habite ». Bangkok Nites s’évertue, en somme, à représenter un monde qui n’apparaît plus hors de nous, et réciproquement.

Créée

le 12 déc. 2017

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