L'opéra-monstre de Tim Burton et de Danny Elfman

Souvenez-vous : ce fut au début des années 90, à une époque où le cinéma de Tim Burton n'avait pas encore été récupéré par la Grosse Machine ; à une époque où le réalisateur parvenait à développer un univers attachant, authentique, composé de bicoques, de spirales et de créatures excentriques, univers de l'étrangeté rassurante où les vieilles dames contaient des histoires aux petites filles un soir d'hiver ; univers duquel les grands enfants s'échappaient comme autant de petits diables sur ressorts, pédalant fièrement à travers les quartiers résidentiels, dressés sur leur bicyclette ; univers où les cinglés du cinéma dézinguaient Hollywood à grand renfort de séries Z.


Purement représentatif du potentiel créatif de son auteur Batman Returns occupe une place doublement prestigieuse dans la filmographie de Tim Burton. Tout d'abord parce qu'il s'agit du meilleur épisode d'une franchise à ce jour formée de six longs métrages, elle-même pouvant être divisée en trois diptyques indépendants : déjà les deux opus burtoniens ; ensuite les deux farces de Joel Schumacher ; enfin les deux productions calibrées de Christopher Nolan. Ensuite parce qu'il constitue probablement l'un des trois sommets artistiques du cinéaste avec Edward Scissorhands et le mythique Ed Wood, un film sombre et satirique côtoyant les deux autres dans la chronologie, fruit d'un travail d'écriture d'une élégante densité et d'une recherche visuelle pratiquement délectable... Le tout accompagné de la musique resplendissante de Danny Elfman qui signe avec Batman Returns son chef d'oeuvre d'aboutissement.


Avant de rentrer dans le vif de Batman Returns évoquons la franchise Batman en elle-même, hexalogie protéiforme mythifiant ( ou dénaturant ) l'Homme Chauve-souris de trois manières différentes. Burton, dans Batman, présente un héros masqué légèrement invincible, entouré de personnages crapuleux et d'un Joker clownesque ( campé par un Jack Nicholson plus cabotin que jamais ), installant un décor gothique qui n'est pas sans rappeler l'expressionnisme du cinéma allemand des années 20 - et que le cinéaste parachèvera dans l'objet de notre étude. Schumacher, dans Batman Forever et dans Batman & Robin, impose un Gotham City vitriolé, comme dévoré par l'acide, peuplé de personnages outrés, excessifs et d'un mauvais goût qui dépasse l'entendement : un Riddler et un Two-Face tout droit sortis d'une Commedia dell'arte de pacotille ; un Mr. Freeze cocasse voire ridicule doublé d'une Poison Ivy qui en fait des caisses ; deux compagnons tenant les rôles-titre, davantage grotesques que réellement crédibles. Et Nolan, dans Batman Begins et dans The Dark Knight, réinvente le mythe du héros masqué en privilégiant une esthétique réaliste un peu rébarbative en comparaison des quatre films précédents, développant une dimension pratiquement épique : initiatique ( et totalement ratée ) dans Batman Begins, sociopolitique ( et plutôt réussie ) dans The Dark Knight...


Des personnages, avant tout.


Film-monstre, film de monstres, Batman Returns est avant tout une réflexion sur les différences et ce qu'elles impliquent. Nous nous pencherons plus particulièrement sur le quatuor de créatures burtoniennes composé d'un pingouin revanchard, d'un homme d'affaires crapuleux, d'une femme-chat névrosée et d'un héros masqué.


The Penguin, ou ce qui restera d'Oswald Cobblepot...


Des quatre monstres de Batman Returns, The Penguin est sans nul doute le plus riche en couleurs, le plus paradoxal et le plus « monstrueux ». C'est un personnage central, qui occupe une place primordiale dans le film de Tim Burton, d'autant plus qu'il nous est présenté dès la magnifique introduction victorienne sous les traits d'une cage, puis d'un landau. Autant dire que The Penguin est d'emblée « chosifié » par le cinéaste, qu'il n'a rien d'un personnage humain, que son visage n'est au départ jamais dévoilé, jamais montré, quand bien même Tim Burton le mon(s)trerait par quelque métonymie. Il y a du M le Maudit dans ce prologue élégiaque, ce même rejet de la différence qui terminera dans les bas-fonds d'une ville en proie à l'insécurité, cette même esthétique expressionniste formée d'ombres démesurées, cette représentation équivalente et pavlovienne du monstre par un habillage sonore facilement reconnaissable ( là un sifflement attirant les petits enfants ; ici la superbe composition mélancolique de Danny Elfman, suivant le landau au plus près des méandres tortueux des égouts de Gotham...).


Aussi étrange que cela puisse paraître, The Penguin est dès le début présenté socialement ( et donc humainement ) par Tim Burton : le tout premier plan de Batman Returns nous mon(s)tre obvieusement son patronyme à travers le portail du manoir Cobblepot. Ce ne sera que justice pour le personnage, qui n'a finalement pas d'autre motivation tout au long du film que celle de connaître ses origines et son identité. Telle est la démarche de l'empereur : « Je veux savoir qui je suis ! Savoir qui sont mes parents ! », geint le monstre à son futur comparse Max Shreck, le tout dans une théâtralité fortement prononcée, quasiment fellinienne, au beau milieu d'une estrade bétonnée entourée d'eau croupie, pour mieux occuper le devant de la scène.


The Penguin est un personnage-spectacle, qui s'affranchit miraculeusement de toute catégorisation, qui se réinvente à chaque scène pour mieux dénier les archétypes. D'abord seul, le vilain petit pingouin sera tout de même médiatisé dès les dix premières minutes, au hasard d'une feuille de chou affichant sans vergogne ses méfaits. Par la suite The Penguin n'agira et n'existera que par les autres : d'abord par son alliance avec Max Shreck, puis par son aventure perverse ( mais platonique ) avec Catwoman et enfin en transformant l'héroïsme de Batman en cruauté machiavélique, pour mieux s'attirer les mérites susceptibles de le changer en politique... Sans oublier sa petite troupe, les clowns et les pingouins qui - on le devine d'emblée - sont sa famille adoptive.


Pittoresque, capable d'attirer aussi facilement qu'il peut repousser The Penguin est donc un monstre dans toute sa splendeur : excessif, pathétique, retors, sadique, enfantin... Sa ventripotence dissimule une richesse plastique et merveilleuse, quasiment féerique. Son caractère est irréductible, toujours entre deux états, bien qu'il soit très souvent monstre et très rarement homme. A peine une identité, qu'il clamera fièrement sous les feux blêmes des projecteurs, comme pour se rassurer : « J'ai un nom, moi : Oswald Cobblepot. ». Oswald est ce qui motive The Penguin, c'est sa gloire et sa puissance : c'est justement parce qu'il n'a jamais vraiment été cet Oswald que la dimension pathétique de son personnage prend une ampleur considérable à la fin du film. Après avoir mon(s)tré son identité au Tout-Gotham il se retire une dernière fois dans les égouts, faisant de sa mort un spectacle, sous l'oeil bienveillant de ses bébés. Attraction-répulsion : ou ce qui restera d'Oswald...


Max Shreck ou le vampire pompe-à-freaks.


Personnage jubilatoire qui couve sa monstruosité sous les traits d'un homme d'affaires paternaliste, Max Shreck selon Burton est un monstre-médiateur, passerelle incertaine entre les autres violons du quatuor. C'est davantage un être humain monstrueux qu'un monstre doué d'humanité, qui fabriquera le charisme de The Penguin avant d'assassiner sa secrétaire Selina ( qu'il changera en Catwoman ). Manipulateur au fort potentiel sarcastique, accordant les pots-de-vin avec un flegme incomparable Max Shreck se sert, à l'instar de The Penguin, de ses semblables pour parvenir à ses fins. Ses intentions restent troubles, perfides, puisqu'il s'agit également d'un homme de spectacle, aspirant à paraître philanthrope aux yeux des citoyens naïfs de Gotham City, alors qu'il n'est rien de moins qu'un « insupportable salopard » ( selon les propos d'un autre personnage du film).


On retrouve évidemment la référence à Murnau à travers l'identité de cette figure sans pitié : il faut se rappeler Nosferatu, grand classique du cinéma allemand des années 20 dans lequel l'acteur incarnant le rôle-titre se nommait justement Max Shreck. Personnage secondaire de Batman Returns Max Shreck forme un duo machiavélique avec The Penguin, leur connivence s'exprimant de façon manifeste dans la présentation similaire de leur identité sociale : ainsi le nom de l'entreprise de Shreck inscrit sur la devanture d'un building renvoie au portail introductif de la famille Cobblepot. Malgré cette alliance qui s'achèvera du reste par une trahison, Max Shreck est un personnage solitaire et sans scrupules, vénal et meurtrier... Tout ce qui fait de certains politiciens des monstres redoutables.


Catwoman, « black or white ».


Secrétaire un peu gamine, sexuellement frustrée et surtout complètement névrosée, qui parle à ses chattes et qui s'envoie des messages sur son téléphone rose... Selina Kyle, assistante pleine de bonne volonté du patron Max Shreck, n'a de prime abord rien du monstre qu'elle va devenir par la suite. Il faudra une chute de plus de huit étages, un traumatisme crânien et quelques félins pour arranger la chose. C'est un autre monstre ( l'impitoyable Shreck, donc ) qui va la métamorphoser en créature sexy, émancipée et particulièrement agile, agissant en justicière féministe dans les ruelles sombres de Gotham City : la magnétique Catwoman.


Alors que The Penguin cherche à savoir qui il est, Catwoman cherche simplement à se sentir bien dans son corps. Motivation saine que ce désir plutôt charnel, désir humain qui l'amènera à mener une double-vie : Selina Kyle le jour, Catwoman la nuit. Au contraire de The Penguin Catwoman est un monstre indépendant, qui ne ressent pas vraiment le besoin d'exister au regard des autres. Sa monstruosité s'exprime à travers une agressivité corporelle ainsi qu'un appétit sexuel qui va parfois jusqu'à une certaine perversité ( en ce sens sa liaison avec Batman demeure assez parlante ). La franchise de cette semi-créature va toutefois de paire avec une certaine perfidie : « Pour détruire Batman il faut d'abord le transformer en ce qu'il déteste le plus : nous. », explique-t-elle à son allié volatile.


Monstrueuse car surhumaine : il en faudrait beaucoup à cette femme-chat pour abdiquer. En possession de neuf vies depuis que Max Shreck l'a défenestrée, Catwoman est une figure d'attraction qui - en paradoxe - vit dans l'ombre. Son identité sociale reste assez ténue et parfaitement dissociable de Selina, bien que cette dernière change radicalement suite à sa première mort. Catwoman est donc un monstre autonome, un « montre autodidacte » pourrait-on dire, capable de détruire l'habitacle coquet de Selina avant de se concocter une combinaison cousue de fil blanc...


Batman : le faux-monstre.


Étrange cas que celui du héros masqué, titulaire d'une franchise hétérogène et d'un univers tragi-comics : Batman n'est pas un monstre, mais il fait tout pour l'être. Il mène une vie trouble, une vie double, à l'instar de Catwoman : Bruce Wayne d'un côté, Batman de l'autre. Il se déguise non pas pour dissimuler sa monstruosité ( ce qui est le cas de Catwoman, cachant sa noirceur derrière un costume au fort pouvoir attractif ), mais plutôt pour s'en fabriquer une.


On apprend peu de choses sur la psychologie du personnage dans ce Batman Returns. C'est d'ailleurs le dernier violon du quatuor à nous être présenté dans la chronologie du métrage. On constate alors que Batman est un faux-monstre sollicité par Gotham : on l'appelle grâce au bat-signal, à l'aide d'un rayon lumineux formant à travers ciel sa marque de fabrique, et le tour est joué. C'est presque l'antithèse de The Penguin, ce dernier sollicitant son entourage, jouant à l'être humain et se déguisant en maire de Gotham City, rendant spectaculaire sa condition sociale.


Alors que la ville entière s'offusque de ses prétendus méfaits, qu'elle le considère à son tour comme un monstre, Batman dévoilera au grand jour la monstruosité de The Penguin, au détour d'un enregistrement jubilatoire dans lequel l'oiseau de malheur éructe à propos des « crânes de piaf » de Gotham City. Batman est un faux-monstre, mais avant tout un personnage humain. Un justicier aussi à l'aise par-delà la ville que dans son vaste souterrain.


Quatre personnages. Quatre monstres à leur façon. Quatre compositions pour un opéra grinçant brillamment écrit et réalisé par un Tim Burton alors en très grande forme. Batman Returns est de ces films qui nécessitent plusieurs lectures, chaque figure y impliquant de grandes richesses artistiques et scénaristiques. Un excellent deuxième épisode, ample et populaire, à redécouvrir d'urgence.

stebbins
10
Écrit par

Créée

le 22 mai 2019

Critique lue 326 fois

6 j'aime

2 commentaires

stebbins

Écrit par

Critique lue 326 fois

6
2

D'autres avis sur Batman - Le Défi

Batman - Le Défi
DjeeVanCleef
10

La féline.

Après son Edward et ses mains d'argent, Tim Burton revient faire un tour dans l'univers qu'il avait mis en images avec le premier Batman, et le truc sympa, c'est que le Timothy enlève, cette fois,...

le 20 mai 2013

105 j'aime

21

Batman - Le Défi
Docteur_Jivago
9

Miaou

Trois ans après la réussite Batman, Warner Bros confie à nouveau le super-héros à Tim Burton, d'abord réticent (surtout que les producteurs voulait ajouter le personnage de Robin) mais qui accepta...

le 10 nov. 2014

66 j'aime

7

Batman - Le Défi
Gand-Alf
10

Masks.

La première aventure cinématographique mise en scène par Tim Burton ayant engrangé un sacré paquet de pognon à travers le monde, la Warner décida de laisser les pleins pouvoirs au cinéaste, à la base...

le 30 déc. 2015

56 j'aime

1

Du même critique

La Prisonnière du désert
stebbins
4

Retour au foyer

Précédé de sa réputation de grand classique du western américain La Prisonnière du désert m'a pourtant quasiment laissé de marbre voire pas mal agacé sur la longueur. Vanté par la critique et les...

le 21 août 2016

42 j'aime

9

Hold-Up
stebbins
1

Sicko-logique(s) : pansez unique !

Immense sentiment de paradoxe face à cet étrange objet médiatique prenant la forme d'un documentaire pullulant d'intervenants aux intentions et aux discours plus ou moins douteux et/ou fumeux... Sur...

le 14 nov. 2020

38 j'aime

55

Mascarade
stebbins
8

La baise des gens

Nice ou l'enfer du jeu de l'amour-propre et du narcissisme... Bedos troque ses bons mots tout en surface pour un cynisme inédit et totalement écoeurrant, livrant avec cette Mascarade son meilleur...

le 4 nov. 2022

26 j'aime

5