'Caminante, no hay camino. Se hace el camino al andar.'

C'est étrange. Biutiful est le plus lent et le plus posé des films d'Alejandro Gonzalez Iñárritu, mais c'est probablement aussi le plus indiscipliné. Un film à l'image de son personnage principal, en somme : clairement intelligent, et même doté de pouvoirs surnaturels, mais pas forcément toujours capable d'en faire bon usage, ou pour les bonnes raisons.


Ayant achevé sa trilogie dite " de la Mort", mais que je serais davantage tenté d'appeler "Trilogie du Temps et de l'Espace", le réalisateur prend le parti d'une mise en scène beaucoup plus directe et linéaire que sur ses trois premiers films. Exit la narration parallèle et chapitrée d'Amores Perros, le montage chaotique et anti-chronologique de 21 Grammes et le chassé-croisé international de Babel : Biutiful suit un seul homme, ou plus précisément ses derniers mois, dans les bas-fonds de Barcelone.


Cet homme, c'est Uxbal, joué par Javier Bardem, prix d'interprétation masculine de l'édition 2010 du Festival de Cannes, nouveau jardin d'Iñárritu. Comme toujours avec les personnages de ce dernier, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'Uxbal n'a pas la vie facile ; mais alors, vraiment pas. Père de deux enfants turbulents (enfin, l'aînée Ana tient la route, mais le cadet Mateo fume déjà à sept ans...), il lui faut gérer la bipolarité de son ex-femme Marambra, une alcoolique réduite à faire le tapin et dont l'un des clients est le propre frère d'Uxbal, Tito.


Les gagnes-pains d'Uxbal lui-même ne sont guère plus reluisants, puisque lorsqu'il ne joue pas les hommes-à-tout-faire pour le compte d'un couple de Chinois trafiquants de chair humaine, à la tête d'un atelier de couture clandestin dont les contrefaçons sont ensuite revendus par des immigrés illégaux africains sur la Placa de Catalunya, notre barbichu à la queue de cheval arrondit ses fins de mois en se faisant "passeur" des âmes dans l'au-delà : il parle aux morts, les accompagne, réconforte leurs familles, et se fait payer pour cela.


Tout cela lui rapporte cependant d'autant moins qu'il ne doit pas venir en aide à Marambra, c'est pour graisser la patte des flics locaux ou essayer d'améliorer l'ordinaire des immigrés chinois et sénégalais qu'il se retrouve à taper dans la caisse. Pas étonnant qu'avec ce qu'il lui reste, ses enfants et lui vivotent dans un appart' miteux, pas beaucoup moins attrayant que celui que j'habitais moi-même dans la capitale catalane. S'il y a une chose que Biutiful fait bien, c'est montrer la réalité glauque et insalubre derrière la façade d'une des villes les plus touristiques du monde, j'y reviendrai.


Bref, le bonheur ne fait pas partie du quotidien de cet homme qui survit plus qu'il ne vit, jusqu'au jour où, patatra, on lui annonce un cancer de la prostate, en phase terminale. De portrait presque chronique des aléas d'Uxbal dans l'envers du décor barcelonais, Biutiful se transforme alors en course d'une âme à la recherche du temps perdu. Avec, comme toujours chez Iñárritu, cette obsession des petits gestes aux terribles répercussions, cette angoisse de "l'après", ces tromperies et mensonges, cette étude du comportement des gens face à la mort, qu'il s'agisse de la leur ou de celle des autres.


En dépit d'un traitement plus classique (il ne jouera avec la chronologie qu'une seule fois, de manière assez prévisible, en toute fin de film),le pitch est donc du Iñárritu dans le texte : 21 Grammes d'Amours Chiennes à la sauce catalane, pourrait-on dire, eu égard au rapport de Biutiful à la maladie et à la dégénérescence. Si je dis qu'il s'agit de son film le plus, pardonnez l'expression, "bordélique", c'est parce que comme on peut s'en rendre compte à l'issue de mon résumé pour le moins condensé, il y a beaucoup, mais alors beaucoup, à ingurgiter dès la première demi-heure. Et même ce qui est bien cuisiné n'est pas franchement comestible : lorsque ce ne sont pas les tragédies personnelles que la caméra nous montre sans rien nous épargner, c'est la misère sociale qui suinte chaque minute à l'écran. Comme toujours assurée par Rodrigo Prieto, la photographie est magnifique, surtout lors des séquences nocturnes, mais ce qu'elle montre n'est jamais beau à voir.


Sauf que très vite, trop c'est trop. La trilogie précédente se permettait des moments de tendresse qu'AGI, bien décidé à jeter un pavé dans la mare occidentale, s'interdit ici avec une rigueur confinant au masochisme. Je trouve cela contre-productif. La scène d'ouverture, ce beau dialogue susurré entre le père et la fille en ne montrant que leurs mains qui se croisent et jamais leurs visages, ne trouve jamais d'équivalent, hormis l'occasionnel anniversaire. Tout le reste n'est que mort, maladie, divorce, adultère, folie, arrestation, déportation, esclavage... autant j'admire le souci de traiter à bras le corps de problèmes rongeant la société européenne, dans son ensemble, je trouve que le commentaire de Biutiful part dans tous les sens.


Exemple : la course-poursuite entre Mosos et receleurs africains sur la Rambla est efficace en ce qu'elle a de violente et de choquante, car on ne s'attendrait pas à cela dans des lieux aussi touristiques - la ressemblance entre les grandes avenues barcelonaises et celles de Paris rendant la chose encore plus forte pour le spectateur français. Sauf qu'Uxbal se retrouve là par hasard et se fait arrêter on ne sait trop pourquoi, puis libéré par son frère qui paie la caution juste après. Quel est le but de la manœuvre ? Le racisme et le sort des immigrés clandestins est un problème majeur, j'en conviens, mais Uxbal s'en sort parce qu'il a un frère friqué, ce qui n'est pas le cas d'un de ses "employés", renvoyé au Sénégal. Injuste, sans doute, mais y avait-il besoin de forcer le trait de cette façon ? Uxbal est un homme généreux, il se serait occupé de sa femme Ige et de leur petit Samuel de toute façon, sentiment de culpabilité ou non. Cela ressemble à de la surenchère et un commentaire un peu maladroit sur le racisme.


Idem de l'homosexualité des deux Chinois exploitant leurs compatriotes dans l'atelier de couture. Cette storyline ne mène à rien ; est-on censé sympathiser avec ces deux personnes en raison de leur sexualité réprimée ? Mais il n'est même pas clairement suggéré qu'ils aient dû quitter la Chine en raison de cette dernière ! Et quand bien même, cela ne change rien à la monstruosité de leurs actions. À ce sujet, qu'est-ce que c'est que ce montage lors duquel Uxbal passe devant le graffiti du requin en billets de banque, suivi d'une vitrine avec des télés (cliché...) montrant des squales échoués sur une plage. Peu subtil, le message réussit pourtant à créer de la confusion : est-ce une simple prémonition du triste sort des travailleurs chinois ou un commentaire écolo jeté à la va-vite ? Oy, et cette camionnette du parti indépendantiste catalan CDC au moment de la scène de l'affiche, d'où est-ce que ça sort ? Iñárritu reproche-t-il soudain son apolitisme à Uxbal ?


Enfin, ce n'est pas si grave, puisqu'en balayant un tant soit peu tout ce déchet, on se retrouve avec un film à l'essence aussi bouleversante que les précédents travaux du réalisateur mexicain. Babel et surtout 21 Grammes m'avaient fait déplorer qu'il ne soit pas resté plus longtemps en son pays après la claque Amores Perros, mais cette escapade barcelonaise est un bon compromis. Bien servi par Prieto, Alejandro Gonzalez Iñárritu filme la capitale de la Catalogne de la même façon que sa cité natale : crasseuse, exsangue, oppressante, loin des clichés idylliques qui lui sont généralement associés. D'expérience, je peux vous dire qu'il n'a besoin de forcer le trait, car il y a incontestablement quelque chose de menaçant, de schizophrénique dans cette succession continue de ruelles étroites et de larges avenues interminables. Barcelone est la ville de tout et son contraire : tantôt catalane, tantôt espagnole, toujours cosmopolite, pour un résultat grandiose mais bâtard, que le titre du film illustre bien.


Mais Cannes ne s'y est pas trompé, cette fois-ci : Biutiful s'applique surtout à celui dont le visage unique et buriné nous hante du début jusqu'à la fin, fantôme si humain, j'ai nommé El Señor Javier Bardem. Que dire ? Bardem est une de mes acteurs préférés, non seulement actuellement, mais de tous les temps, comme diraient nos amis américains avec un brin de grandiloquence. Capable d'une tendresse infinie malgré son physique taillé à la serpe, son Uxbal est la quintessence de la figure tragique, le fameux "voyageur" du poème d'Antonio Machado, dont le chemin se découvre au fur et à mesure qu'il avance. Sauf que pour un passeur des âmes défuntes comme lui, sans racines et sans but défini, il est encore plus malaisé de trouver sa voie.


Dans les mains, et surtout les yeux, de quelqu'un d'autre que Bardem, cela aurait donné quelque chose de pathétique, de larmoyant, ce qui était peut-être l'intention d'Iñárritu. Mais Uxbal doit être fort, pour ceux qu'il aime, et ils sont nombreux, car il n'est pas aussi cynique que ceux qui embrassent la corruption du système, comme son frère, le couple chinois ou les flics catalans. Alors il erre, seul, comme Gary Cooper dans High Noon, mais en sachant déjà qu'il a perdu son duel de midi contre Frank Miller. Et c'est seulement lorsque lui même finit par succomber à sa détresse, après deux heures de tuiles non stop, que j'ai baissé ma garde et pleuré avec lui. Comme si ses enfants, sa femme alcoolique, les immigrés africains et chinois, l'héritage de son père qu'il n'a jamais connu ne suffisaient, Uxbal transporte aussi le spectateur sur ses épaules. À ce stade, Bardem n'est plus un acteur, c'est un athlète. "Je n'aurais pas pu faire ce film dans une autre langue que l'espagnol", a-t-il confié, comme pour mieux montrer tout ce que Biutiful avait de personnel et d'émotionnel pour lui.


"Tu peux te laisser aller, ou t'accrocher comme le font les imbéciles", lui dit son amie et mentor Bea. Se laisser porter par la mer, dont il disait écouter le bruit à la radio étant petit, et que son père imite à la perfection ? Comme nombre d'entre nous, son seul chemin semble être celui de l'errance au gré des vents. Le voyage se termine, mais le mystère demeure : "qu'est-ce qu'il y a, là-bas ?" Nous ne le saurons pas, à moins, peut-être, de nous abandonner à notre tour... voilà qui est tentant.

Szalinowski
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le 9 oct. 2019

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