Black Coal, de Diao Yi'nan, s'avère probablement être la perle rare de cette année cinématographique 2014. La beauté du film peut nous passer sous le nez de prime abord : la complexité de l'intrigue, son aspect confus et abscons, évoque les grands classiques du film noir américain, tels que Le Grand Sommeil de Howard Hawks ou Le Faucon Maltais de John Huston. Le film réactive en effet les codes du genre, déplacés dans la société chinoise contemporaine. Tout comme dans ces classiques du film noir, Black Coal demande au spectateur de lâcher prise avec l'intrigue, trop complexe pour une première vision, et de se laisser hypnotiser par l'ambiance, par l'atmosphère du film - atmosphère évidemment nocturne. Des instants de grâce, des séquences presque oniriques - une femme que l'on suit en glissant sur une patinoire, un enquêteur névrosé qui se laisse aller à une danse frénétique improvisée, un cheval au détour d'un couloir... jalonnent le film, au beau milieu d'une intrigue morbide de dépeceur de cadavres.
Si ces séquences inattendues existent, c'est que, derrière l'intrigue policière, se cache une intrigue sentimentale qui rappelle un autre chef d'oeuvre du 7ème art, Vertigo d'Alfred Hitchcock. Encore plus retors que le film du Maître, Black Coal montre lui aussi en arrière-plan l'évolution des sentiments qui lient un enquêteur et la femme sur laquelle il enquête. Comme James Stewart dans Vertigo, Zhang Zili (incarné par Liao Fan) est un ex-détective, qui a quitté la police à la suite de la mort d'un collègue. Comme Stewart, ses relations avec les femmes sont compliquées. La première séquence du film, noyée dans le labyrinthe scénaristique qui lui succède, montre en effet la séparation de Zhang Zili et de son épouse, sur un quai de gare. Le mari, voulant l'embrasser pour une dernière fois, n'obtenant que son refus, achève quasiment de l'étrangler. Un baiser qui devient scène de meurtre... on est toujours chez Hitchcock.
Le réalisateur Diao Yi'nan glisse plusieurs indices visuels qui explicitent cette référence et qui nous mènent à l'univers d'Hitchcock. La filature permanente du héros, spectateur manipulé - de San Francisco aux rues enneigées et aux patinoires d'une ville de la Mandchourie. Une rue prise en plongée, quelques secondes, évoque celle de Marnie à Baltimore. Et bien sûr, l'alternance de néons rouges et verts tout du long, qui mènent à une scène d'hôtel verte avec un revenant (masculin, cette fois), le mari soi-disant mort de la soi-disant "suspecte".
Ces indices visuels, très émouvants, sont utilisés pour éventuellement aider le spectateur cinéphile à regarder du bon côté, à découvrir le vrai sujet du film : une relation morbide de deux êtres névrosés - véritable sujet du film, traité avec une grande finesse. Le personnage masculin, apparemment impossible à déchiffrer, s'avère passionnant au revisionnage du film. Amoureux de la femme qu'il traque, Wu Zhizhen, il se vante pourtant de son arrestation auprès de ses collègues à la fin du film, avec forte de dose d'alcool et de rires gras dans un restaurant. Dans la scène suivante, il danse frénétiquement, comme fou, imposant son style solo en plein cours de danse à deux.
Dans la dernière séquence, un homme lance des fusées en plein jour du haut d'un immeuble. Dans une version inédite, probablement issue d'une première projection en festival, qui traîne illégalement sur le net, on voit qu'il s'agit effectivement du héros. La version finale du film laisse le doute. Mais si l'on choisit cette option, le film se termine presque comme Vertigo. Un homme en haut d'un toit, une femme en bas. Mais Wu n'est pas morte, elle va en prison. S'agit-il symboliquement de la même chose ? Wu, dans la fourgonnette, a un sourire énigmatique, triste, à la vue de ces feux d'artifices. Peut-être le couple se retrouvera-t-il, chose impossible dans Vertigo. Est-ce pour autant une bonne chose, un espoir de happy end, tant leur relation est malsaine ?
Au-delà des références visuelles, utilisées en tant qu'indices, c'est un même système de mise en scène, basé sur la dissimulation d'un véritable sujet sentimental ou psychanalytique, qui unissent Black Coal à Hitchcock. Ces indices, ces instants troublants qui semblent n'avoir aucun lien avec l'intrigue policière, sont accessibles à tous les spectateurs. Ils sont les véritables instants d'émotions, gravés dans la mémoire du spectateur, qui jaillissent du film de part en part. La grande réussite du film tient à la manière dont il lie cette émotion secrète et cachée, à un univers social très réaliste et à une esthétique froide, lourde de silences pesants, dans laquelle évoluent les personnages.