Quelque part au XXème siècle, Sam Lowry (Jonathan Pryce), modeste employé du Ministère de l'Information, tente d'oublier son morne quotidien dans le monde du rêve. Ses désirs d'évasion se heurtent rapidement à l'oppression d'un système administratif tentaculaire. Sorti en 1985, Brazil reste à ce jour l'un des films d'anticipation les plus ambitieux de toute l'histoire du cinéma, aux côtés de Metropolis (Fritz Lang) et de Blade Runner (Ridley Scott). Scénario sophistiqué jusqu'au délire, esthétique aussi grandiose que novatrice, rythme survolté digne des meilleurs cartoons de Tex Avery, force d'évocation trouvant ses racines dans l'expérience traumatisante des totalitarismes, univers marqué par les récits dépressifs de Kafka et d'Orwell. Le film de Terry Gilliam est presque inclassable, à la fois histoire d'amour, intrigue judiciaire, policière et comédie fantastique, oscillant constamment entre un onirisme libérateur et un réel cauchemardesque.

Dès la première scène, le cinéaste nous plonge au cœur d'un monde chaotique : une bombe, posée par des terroristes anonymes, explose dans la vitrine d'un magasin de télévision, dont les écrans diffusent des messages de propagande du gouvernement. La scène suivante met en place l'enjeu principal du drame : une erreur de frappe sur un formulaire d'arrestation (à cause d'une mouche tombée dans l'imprimante) entraîne l'arrestation et l'élimination d'un innocent, avant de mêler Sam Lowry dans une machination judiciaire infernale. Vision kafkaïenne d'une fausse justice, symbolisée par des décors renvoyant directement à l'architecture nazie, ses bâtiments austères et gigantesques, ses statues d'aigles, ses régiments prétoriens terrorisant des populations soumises et silencieuses. Les interventions armées visant à arrêter les opposants au système rappellent celles de la Gestapo. Le contrôle absolu de l'information, la propagande et la censure draconiennes évoquent les principes des régimes totalitaires, s'inspirant du célèbre roman 1984 de George Orwell. Les perspectives vertigineuses, tout comme les plans filmés avec une rageuse caméra portée, nous immergent dans ce monde oppressant jusqu'au malaise. Derrière son masque de comédie burlesque, Brazil se révèle hautement effrayant. Les lieux sont inextricables, labyrinthiques, parcourus par une jungle d'énormes tuyaux, le cadre est encombré, saturé de détails, le moindre déplacement dans le plan constitue une véritable épreuve, à cause de l'inquiétante omniprésence de formulaires, de procédures judiciaires infinies.

Face au poids écrasant de ce système, à la pression intolérable exercée sur lui par son entourage (mère possessive, patron esclavagiste), Sam Lowry se réfugie dans un monde où personne ne peut l'atteindre, un sanctuaire intime échappant à tout contrôle extérieur, celui des rêves. Le personnage nous est présenté d'emblée comme un grand rêveur amoureux, romantique : dans le plan qui l'introduit, il apparaît sous les traits d'un chevalier ailé, planant au-dessus d'une mer de nuages, où flotte l'image de sa bien-aimée, Jill, une ravissante jeune femme à la chevelure d'or, qu'il retrouve par hasard dans le monde réel. Inversement, des éléments de ce monde réel apparaissent dans l'univers onirique de Sam (son patron sous la forme d'un golem), tout comme des éléments relevant du cauchemar : blocs de pierre surgissant du sol en éventrant la terre, monstres aux faciès de nouveaux-nés retenant par des cordes une cage où Jill est enfermée. Séquence mémorable : un combat à l'épée opposant Sam à un gigantesque samouraï, projection fantasmatique de tout ce que combat le petit fonctionnaire dans le monde réel, y compris lui-même. Lorsqu'il arrache le masque du guerrier oriental, c'est son propre visage qu'il contemple. Les rêves cessent peu à peu d'être des exutoires, pour devenir un lieu de lutte contre une réalité écrasante qui empêche d'aimer, de s'affirmer, de vivre comme un homme.

Si la frontière est nette au début du film, elle s'efface progressivement. Les dimensions se mélangent en un véritable délire de cinéma. Le rêve finit par emprunter ses décors au réel et vice versa. Perdu dans l'inconscient chaotique de Sam Lowry, le spectateur assiste à un déchaînement intérieur, exprimé à l'écran par une folle exubérance technique : maquettes, animation, effets pyrotechniques, incrustations, matte-paintings, travellings vertigineux, parataxes de plans, lumières stroboscopiques, partition endiablée de Michael Kamen... Dans cette atmosphère irréelle, la logique n'existe plus, l'invraisemblable et le fantasme régissent la perception. Seuls les rêves, notre part d'humanité la plus profonde, la plus intime, restent incontrôlables.

Au-delà de son statut de comédie fantastique, par sa virtuosité technique et esthétique, Brazil est une monumentale leçon de cinéma, une ode à la liberté aux accents surréalistes, une délirante exploration de notre inconscient, la somptueuse peinture d'un univers fantasmagorique, une virulente critique du totalitarisme, mais surtout une superbe histoire d'amour ne trouvant son accomplissement que dans l'inviolable écrin des rêves.

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le 6 août 2010

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