[Critique contenant des spoils]


Le jeune homme n'a pas hésité à se lancer dans un cambriolage de nuit pour se procurer une lunette. Pour être sûr de ne pas rater sa belle réintégrant son foyer, il a même calé son réveil sur 20h30. Détail peu crédible d'ailleurs, car une activité qui se répète chaque jour ne nécessite sûrement pas une alarme...


On est dans Fenêtre sur cour, le crime en moins. Notre voyeur n'est pas non plus handicapé par une jambe dans le plâtre. Son handicap à lui, ce serait plutôt son immaturité et son extrême sensibilité. Cette immaturité est entretenue par sa mère adoptive, une vieille dame austère au regard perçant. Tomek est pour elle un fils de substitution puisque le sien, ami du jeune homme, est parti à l'étranger. A ses yeux, les femmes sont largement désincarnées : miss Pologne à la télé, ou des créatures qui, même si elles ne l'avouent pas, cherchent toutes le prince charmant. Le contraire de ce qui fascine Tomek tout en le répugnant : la liberté sexuelle de Magda, symbolisée par une petite culotte qu'on aperçoit furtivement ou une chaussure à talons posée sur la table.


Pour la voir, Tomek, travaillant à la poste, use d'abord du subterfuge le plus simple : faire parvenir à la jeune femme un faux mandat. Mais le résultat est surtout d'agacer prodigieusement Magda - surtout lorsque toute la Poste la renvoie dans ses cordes (peu crédible, ça aussi). Le subterfuge menace de s'épuiser, plus qu'à l'avouer. Évidemment Magda est furieuse, renvoie Tomek dans ses cordes.


Mais la démarche penaude du jeune homme la touche. Car Magda est à l'opposé du très romantique Tomek. Plutôt une femme facile, ou disons "libérée" : le voyeur l'observe s'ébattant avec différents mâles. Mais plutôt que de se "rincer l'oeil", Tomek détourne le regard dès que les échanges deviennent chauds. Encore une invraisemblance : qu'une femme qui a tout un immeuble en vis-à-vis s'adonne à des parties de jambes en l'air devant sa fenêtre sans rideaux, à mon avis ce n'est qu'au cinéma... L'idée, en tout cas, c'est que Tomek représente pour elle un idéalisme, une candeur, dont elle a oublié la saveur. C'est le sens de la bouteille de lait renversée, sur laquelle elle s'effondre en pleurs, scène qui reviendra à la toute fin.


Si Magda renverse du lait, ce n'est pas un hasard : ce liquide blanc a la couleur de la pureté. Il est à présent livré par Tomek qui s'est fait embaucher comme laitier, en sus de son emploi à la poste. Le lait est aussi régressif, associé à l'enfance, une enfance douloureuse pour Tomek qui est orphelin, dont il peine à sortir.


Provocatrice, Magda va s'exhiber volontairement dans un coït face à Tomek dont elle se sait à présent regardée. Toutes lumières allumées. Comme son amant proteste, elle lui désigne la fenêtre du jeune voyeur. Alors que l'amant furieux l'interpelle, Tomek, toujours déstabilisant de candeur pure, descend et se laisse casser la gueule.


Bon. Les deux finissent par se parler, sur le fond rouge de la vitre du couloir : si le blanc est la couleur de Tomek, le rouge est celui de Magda (cf. cette grande toile à côté de son lit). Plutôt le rouge érotique des sex shops que le rouge passion... pour le moment en tout cas.


Magda est directe : Que veux-tu ? M'offrir un verre ? M'emmener en voyage ? Coucher avec moi ? Tomek décline toutes ces propositions. C'est l'amoureux transi, il est pétrifié d'admiration, ne sait pas ce qu'il veut. Il finira tout de même par lui proposer d'aller... manger une glace. On est toujours dans le registre de l'immaturité. Lorsque sa belle accepte l'invitation, Tomek virevolte de joie en bas des tours. Son chariot de bouteilles de lait, la veille péniblement charrié, semble soudain tout léger.


Au café, pas de glaces : il va falloir se comporter en homme. Alors que Tomek s'achemine tremblant vers cette perspective, c'est Magda qui va sur son terrain, acceptant d'abord le vol des lettres qui lui étaient destinées, se livrant ensuite à un jeu : si on attrape le bus on va chez moi. On croit qu'ils le ratent, finalement non. Il y a un côté tragique dans ce bus qui hésite puis finalement s'arrête car les conséquences pour Tomek vont être violentes.


Incapable de maîtriser son émotivité, Tomek réagit trop vite au simple toucher des cuisses de Magda. Honte. "Eh bien tu vois, c'est ça l'amour" lui lance-t-elle.


L'idéalisme amoureux de Tomek est souillé, chose insupportable : rentré chez lui, Tomek s'ouvre les veines et le rouge de Magda se répand lentement dans la blanche cuvette d'eau. Les deux couleurs se mélangent dans la mort, le romantisme absolu !


Pressentant qu'elle l'a blessé, immédiatement Magda a des remords : c'est elle qui se met à scruter la fenêtre de Tomek dans la tour en face. Elle semble soudain fiévreusement tenir à lui, n'en dort plus, les rôles se sont inversés... Cette idée est un peu too much, c'est à mon sens une faiblesse du film, un peu trop naïf comme son héros.


En tout cas, elle le recherche activement, se renseigne auprès du nouveau facteur, rend même visite à la mère adoptive. Découvre la lunette, coiffée d'un chiffon rouge.


La mère adoptive a remplacé Tomek, c'est elle qui se charge péniblement du lait - la scène en plongée est assez belle. Finalement Tomek est sauvé, il rentre sous la pluie. Magda le voit, mais un rideau est à présent tiré. L'idylle à échoué, elle ne se représentera pas, plus qu'à contempler dans la lunette ce qui aurait pu être...


Senscritique m'apprend qu'il s'agit d'une partie du Décalogue (vu il y a longtemps, et apprécié) allongée. On y retrouve cette atmosphère grisâtre point trop vendeuse, un goût pour la symbolique (ici, le rouge et le blanc), une forme assez dépouillée. Malgré un certain manque de crédibilité et un propos un peu naïf, Brève histoire d'amour reste un film assez attachant.

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 25 nov. 2021

Critique lue 382 fois

4 j'aime

Jduvi

Écrit par

Critique lue 382 fois

4

D'autres avis sur Brève histoire d'amour

Brève histoire d'amour
EricDebarnot
8

Une bouleversante construction théorique

La version longue du 6ème chapitre du "Décalogue" est la description fulgurante et bouleversante d'un rapport voyeuriste : d'une part, en vrai cinéaste, Kieslowski n'ignore pas l'importance de l'acte...

le 20 janv. 2017

10 j'aime

Brève histoire d'amour
Jduvi
7

Fenêtre sur tours

[Critique contenant des spoils] Le jeune homme n'a pas hésité à se lancer dans un cambriolage de nuit pour se procurer une lunette. Pour être sûr de ne pas rater sa belle réintégrant son foyer, il a...

le 25 nov. 2021

4 j'aime

Brève histoire d'amour
AlicePerron1
7

De l'autre côté du miroir (enfin de la vitre)

Le scénario de Brève Histoire d’amour est simple : un jeune homme solitaire espionne sa voisine d’en face, une femme plus mûre et aux nombreuses aventures, et se décide un jour à l’aborder. Tomek se...

le 27 mars 2021

3 j'aime

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

15 j'aime

3