Le cœur de Bugonia vibre comme une ruche en pleine activité, animé par le face-à-face incandescent entre Jesse Plemons et Emma Stone. Tous deux portés par une force d’interprétation qui rend chaque confrontation profondément oppressante.
Un duo créatif, suivi d’un son presque spectral, pour une bascule intérieure, annonçant le signal vers un monde en parallèle, traversant ainsi l’imaginaire si singulier de Yorgos Lanthimos.
Tout commence alors lorsque ces deux figures radicalement opposées se retrouvent enfermées dans une même pièce, et qu’avant cela Teddy (Jesse Plemons), apiculteur paranoïaque obsédé par les théories du complot, accompagné de son jeune cousin Don ( Aidan Delbis ). Un garçon fragile, un peu perdu, happé presque malgré lui dans ces délires. Se retrouvent à kidnapper Michelle Fuller ( Emma Stone ), PDG d’un grand groupe pharmaceutique, qu’il croit être une extraterrestre qui menace la planète de sa destruction. Avec une méthode d’enlèvement et un déguisement complètement bidon. Une course-poursuite hilarante.
Ce contact forcé, absurde et terrifiant, donne immédiatement le ton : une confrontation drôle et tragique, grotesque et glaçante, où la logique vacille. Transformant chaque geste en test moral.
Teddy apparaît tel une silhouette d’incel blessé, en quête désespérée de contrôle et de recommencement pour un monde meilleur. Michelle, de son côté, incarne un pouvoir économique. Une forme de psychopathe fonctionnelle dont la froideur professionnelle se transforme en passivité agressive.
À mesure que l’interrogatoire dérape, les rôles se renversent. Le bourreau révèle sa fragilité, son histoire. La victime dévoile sa noirceur. Chacun expose une face monstrueuse que l’on ne soupçonnait pas.
Entre eux, il y a Don, ce jeune garçon timide devenant la seule boussole presque morale du film, pris dans la spirale détraquée de Teddy. Une situation qui oscille entre loyauté familiale et lucidité, offrant au spectateur un point d’appui fragile au milieu du chaos.
Dans cet espace clos qu’est le sous-sol. Laboratoire mental, prison et scène théâtrale.
Lanthimos orchestre une danse de manipulations, de mensonges et de renversements. Chaque personnage passe constamment du rôle de cobaye à celui d’expérimentateur.
La force du film réside dans cette ambiguïté permanente. On rit de la démesure des complots, des lotions anti-extraterrestres et des fantasmes apicoles de Teddy. Mais le rire se fissure rapidement, après que Bugonia laisse le malaise s'installer. Et qu'il interroge la société contemporaine, ses peurs légitimes. La toute-puissance des multinationales, l’exploitation, la fracture sociale. Et la manière dont ces angoisses dégénèrent en réalités alternatives. Lanthimos filme ces dérives sans jamais simplifier. La paranoïa n’est pas une pathologie isolée, mais un symptôme d’une époque fragmentée où chacun fabrique sa propre vérité.
Techniquement, le film est porté par une mise en scène d’une précision extrême et par la photographie exceptionnelle de Robbie Ryan, qui transforme le sous-sol en une zone sensorielle instable faite de jeux de lumière oppressants et de cadres millimétrés. Mais c’est surtout l’engagement total des acteurs. Jesse Plemons, dans sa fragilité menaçante, et Emma Stone, dans son ambivalence glaciale et comique, qui donnent à Bugonia son caractère hypnotique.
Œuvre troublante, dérangeante et d’une certaine intelligence. Bugonia s’impose comme une expérience psychologique intense. Un miroir déformant de nos certitudes contemporaines, où la vérité n’existe plus que comme une construction précaire, mouvante, profondément humaine. Avec une fin déroutante, à la fois marrante et sanglante, qui pousse à la réflexion et à toutes les interprétations.