C'est un film aussi intrigant dans un premier temps que frustrant dans son incapacité à concrétiser sur le long terme les attentes suscitées. Il n'y a pas foncièrement de problème à avancer de manière assez limpide sur le terrain du thriller politique et à se faire allégorie d'une critique beaucoup plus globale à l'échelle de la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan (le ministère de la Culture turc a demandé le remboursement des aides accordées au film). En revanche, c'est sur le plan moins pamphlétaire et plus cinématographique que ça coince, étant donné que Emin Alper a recours à une quantité démesurée de facilités scénaristiques. Le problème tient au fait que presque toute la structure repose sur une scène-clé du film baptisée "le festin", et que les faiblesses autour de cette dernière sont légion : la mémoire défaillante du jeune procureur qui se révèle peu à peu est un mécanisme affreusement voyant pour faire avancer l'intrigue, de manière bien désagréable. Dommage.


D'autant plus dommage que sur un thème proche de celui de "As Bestas", il y a l'analyse du rapport de forces, du choc des cultures entre les centres urbains (représentés par le procureur, jeune et beau, propre sur lui, un peu hautain initialement) et les périphéries reculées (avec ici ses coutumes violentes autour de la chasse et du maniement des armes). Le côté idéaliste du protagoniste, déterminé et inflexible, opposé aux pratiques locales qui ne sont pas enseignées dans les cursus universitaires, avec tout ce qu'elles peuvent compter de corruption et de défense des intérêts personnels par tous les moyens imaginables.


On voit les ficelles des antagonismes très vite, ne serait-ce que dans la première scène dans le bureau d'Emre, avec les deux notables qui viennent essayer de lui graisser la patte sur fond d'élections. On peut dire que le portrait de la corruption locale ne brille ni par son originalité ni par sa subtilité, mais disons que c'est très bien emballé — avec cette histoire très contemporaine de problématiques liées à l'eau, on nage entre l'esthétique léchée de Nuri Bilge Ceylan et les déboires de Nicholson dans "Chinatown" — et cela aurait pu suffire. L'image de l'érosion des sols avec l'apparition de toutes ces dolines est particulièrement bien trouvée.


Mais voilà, les auteurs ne peuvent pas s'empêcher de charger la barque de l'opposition entre progressisme et populisme, à grand renfort d'images hallucinatoires bien pratiques. Le coup du procureur qui se retrouve chez des gens peu amicaux à se bourrer la gueule au raki : très peu vraisemblable tout de même. Le style devient lourdement appuyé dans la deuxième moitié, avec pêle-mêle corruption, homophobie, xénophobie, police impuissante, émeutes, viol et d'autres hostilités diverses. Le programme est un peu trop chargé, les symboles un peu trop fièrement brandis (le sang du sanglier par exemple), l'arc narratif lié au journaliste sous-exploité (sur le thème de l'incertitude, ami ou manipulateur), alors que l'ambiance anxiogène et hostile était très bien gérée. Un peu de "Le Caire Confidentiel", un peu de "Réveil dans la terreur", une touche fantastique sur la fin : non, vraiment, si la compromission fabriquée du protagoniste à l'occasion de la scène de beuverie n'avait pas été l'unique composante de la charpente, on aurait pu avoir un très beau thriller politique turc.

Morrinson
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le 7 juin 2023

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