[Critique à lire après avoir vu le film]

L'image fait son petit effet. Zeynep, la juge qui couvre le secteur, et Emre, le héros de cette histoire, se tiennent au bord d'un énorme cratère écrasé de soleil. Le même cratère conclura le film, cette fois de nuit. Sa symbolique ? Une société "au bord du gouffre", comme on n'a pas manqué de le suggérer (si tant est que l'expression ait son équivalent en turc) ? Ou encore un homme qui entend s'attaquer, seul (l'affiche, elle, a fait disparaître la juge !), à quelque chose de bien trop grand pour lui ?

Cette contrée désertique amène l'auteur à aborder le problème de l'eau, denrée si rare qu'elle en est devenue un enjeu électoral central. Mais Burning Days ne traite pas vraiment le sujet : il n'est là qu'en filigrane, pour offrir à la narration un contexte de tension. On ne comprendra d'ailleurs pas clairement la teneur des magouilles auxquelles notre redresseur de tort est censé s'attaquer.

Le vrai sujet est ailleurs. Comment un jeune magistrat droit dans ses bottes va-t-il se comporter face à un village où les traditions ne sont pas, c'est un euphémisme, d'une inattaquable légalité ?

Passé l'incipit devant le cratère, on suit Emre entrant au village de Yakiplar alors qu'une fête s'y déroule. D'un genre très spécial : on tire en l'air à bord des pick ups en coursant un sanglier, avant de l'abattre puis de l'attacher à l'arrière d'une jeep pour le traîner dans toute la ville, tel Achille avec la dépouille d'Hector dans L'Iliade. Une ligne rouge marquée par le sang de la bête permet de remonter jusqu'au convoi. Superbe scène.

Moins spectaculaire mais tout aussi impressionnante, l'entrevue du procureur avec Sahin et Kemal. Le premier est avocat et surtout fils du maire, le second est dentiste. Des notables, donc, même si leurs gueules patibulaires ne le laissent pas deviner... Ils légitiment la pratique illégale des coups de fusil en invoquant les us et coutumes du village. Lorsque Emre soulève le danger de la pratique, ils rétorquent qu"il ne faut rien dramatiser". "Qu'est-ce que vous insinuez ?" lance froidement le jeune procureur. (Une phrase qu'il répètera à plusieurs reprises au cours du film, car Emre tient à être respecté.) "Que c'est moi qui dramatise ?..." Voilà qui crée un savoureux malaise, que n’aurait pas renié le grand spécialiste du genre, Ruben Östlund.

Une troisième scène va enfoncer le clou, celle du "festin", qui donne son nom à la première partie. Dans la maison du maire, son fils Sahin (un vilain qu'on croirait sorti du Sceptre d'Ottokar ou de L'affaire Tournesol) et son acolyte Kemal vont enivrer et droguer Emre, avant de violer une jeune gitane simplette et peu farouche. Un piège, puisque le procureur va être dûment filmé avec les auteurs du méfait. On se dit que notre héros est tout de même bien imprudent d'accepter de boire autant en compagnie de gens à qui il cherche des poux dans la tête... mais bon. Toujours est-il qu'ils ont tellement mis la dose que le jeune homme ne se souvient plus de ce qu'il a fait au réveil. Plus exactement, il a des bribes en tête, avec pas mal de trous. Trous qui vont se combler tout au long du film à coups de flash backs.

La force de cette scène vient de son étirement : on sent le drame venir, les moments de franches rigolades - notamment lorsque Emre croit qu'on parle d'une troupe de théâtre quand les deux compères évoquent les "distractions" qu'on fait venir certains soirs à Yakiplar - alternent avec un raidissement du procureur, tentant de garder ses distances malgré la tête qui lui tourne et ses tripes qui protestent. La tension y est palpable.

Trois scènes puissantes qui s'enchaînent, décidément ce Burning Days commence très fort.

Tout le village semble soudé derrière le maire. On se demande où sont les partisans de son adversaire ? Ils sont tout aussi invisibles que les femmes, qu’on garde à la maison comme il se doit dans cette société classiquement patriarcale... A titre d’opposant, un seul homme, sorte de justicier qui surgit sur sa moto alors que Emre est allé se laver au lac faute d'eau au robinet. Un bain purificateur, puisque le procureur découvre peu à peu la crasse qui recouvre le microcosme de ce village. Emre vient littéralement se ressourcer dans ce lac, dont l'inconnu l'avertit des dangers. Nul endroit où l'on puisse se sentir en sécurité pour qui entend remettre en cause l'ordre établi.

Justicier ou manipulateur ? Telle est l'interrogation qui va travailler Emre. Murat (Ekin Koç, qui rappelle par moments Mathieu Amalric) représente une sorte de double du procureur, un aiguillon pour poursuivre son enquête tout autant qu'un repoussoir puisqu'il l'incite à prendre parti dans les élections qui s'annoncent. Emre se sent nu face à cette société qu'il ne maîtrise pas, il a en face de lui le journaliste, habillé puisque bien au fait de l'histoire de Yakiplar. Ange ou démon, ce personnage du journaliste est en tout cas une belle idée du film, qui continue d’accumuler les bons points.

D'autant que la réalisation est aussi à louer. Plans larges, plans américains, gros plans, le choix m'a semblé quasi toujours judicieux. Cette belle variété change des films français actuels (d'auteur), qui ne connaissent plus que la caméra à l'épaule ! Alper sait planter sa caméra dans l'appartement d'Emre face à deux pièces et laisser son personnage entrer ou sortir du cadre comme ferait par exemple un... Nuri Bilge Ceylan. Lorsqu'il y a confrontation, il opte pour un face-à-face dans le cadre plutôt que pour un banal champ/contrechamp. Il joue aussi des ellipses : lorsque Emre se rend sur une scène de drame liée à un cratère, on ne verra pas ce qu'il s'est passé. Et pour cause, le sujet du film, c'est plutôt la jeune Pekmez qui vient de subir un viol et se retrouve, amochée, à l'hôpital.

Le héros intègre face aux grands vilains ? Le sujet n'est vraiment pas nouveau au cinéma, mais Alper a eu la bonne idée d'axer son film sur la personnalité d'Emre. Un jeune homme bien propre sur lui, au faciès candide, parfois condescendant vis-à-vis des gens de ce village, mais aussi armé d'une volonté de fer. Le brillant Selahattin Paşalı incarne parfaitement ce mélange de pureté, d'arrogance et de courage.

Il s'agit de mater la bête. Au tout début du film, un jeune garçon vient mettre de la mort aux rats un peu partout dans la maison d'Emre. Il faut surtout en mettre à la cave car c'est "par là qu'ils arrivent". A la fin, on verra les villageois taper avec des bâtons en-dessous de la maison. La présence des rats - patente par les cris glaçants qu'Emre entend régulièrement - ajoute bien entendu à la pression sourde qui s'exerce sur l'ambitieux procureur. Du poison a été déposé à côté du pain, de sorte que notre héros aurait pu l’avaler. Une façon de suggérer qu’il pourrait bien, à son tour, se voir traqué comme les rongeurs.

Lors du festin, Alper continue de filer la métaphore animale : on voit Emre regarder, dégoûté, des vidéos de chasse où les sangliers se font dégommer sous les rires gras de Sahin et Kemal. Le très beau R.M.N., de Cristian Mungiu, avait creusé l'allégorie bestiale s'agissant des ruraux. De même que As bestas, de Rodrigo Sorrogoyen, qui traitait de l'animosité latente des gens du crus envers les civilisés venus s’installer drapés de leur bonne morale.

Par ses qualités plastiques, par la force de ses acteurs, par l'intensité que le cinéaste parvient à insuffler à ses scènes, ce Burning Days leur tient la dragée haute. Du moins dans sa première moitié, car le film tend, ensuite, à se déliter peu à peu. Surcharge scénaristique (les vidéos envoyées sur son téléphone, la juge qui veut faire taire Emre, le sperme qui n'est pas celui de Sahin ni de Kemal, la gitane qui revient sur sa déposition), flash backs trop nombreux et qui ne font pas toujours sens (ce pommeau de douche, cette porte qu'on veut forcer, vus à plusieurs reprises). Le film en fait trop, tout en nous laissant avec pas mal de questions lorsque la fin, surprenante, surgit. A commencer par celle-ci : qui a agressé Pekmez ? Une chose est sûre : il est impossible, vu l'état dans lequel se trouvait Emre, qu'il ait violé la jeune fille. Le film entend entretenir le doute à ce sujet ? L'hypothèse ne tient pas.

Surtout avec une orientation homosexuelle, distillée tout au long du film par Alper. La juge s'étonne qu'un aussi joli garçon n'ait pas pu se trouver une amoureuse à la fac (la main qu'elle pose sur lui insinue une attirance, encore une piste scénaristique inutile, qui vient surcharger l'ensemble). Au sortir du bain dans le lac, lorsque Emre se change, Murat le rejoint pour le voir nu. Plus tard, il expliquera avoir dû le déshabiller le soir où il l'a recueilli et mis sous la douche pour le réveiller. "- Ce ne fut pas trop dur de me déshabiller ? demande Emre - "Un peu", lui répond Murat énigmatique. Est-ce le sens de cette scène redondante où Murat essaie de forcer la porte de la salle de bain ? Est-ce lui qui lui a fait cette mystérieuse marque sur le cou ? Alper le suggère puisque, après un combat dans l'eau, Emre trouvera sur son cou la même rougeur. Outre le dessein assez convenu de dénoncer l'homophobie persistante de la Turquie profonde, l'homosexualité sous-entendue par le film vient contrarier la thèse d'un viol commis par Emre sur une jeune fille. Mais, plus que l'orientation gay du procureur, nullement certaine, c'est son côté efféminé qui ressort (visage glabre, gueule d'ange), en contraste avec le machisme qui domine le village (armes à feu, chasse, viol).

Bien sûr, il est impossible d'ignorer la charge contre Erdogan que suggère ce Burning Days. Lorsque le film a été sélectionné à Cannes, il a attiré l'attention sur lui et les autorités ont demandé le remboursement des subventions qui lui avaient été accordées... pour propagande LGBT ! Voilà qui est difficile à justifier au vu du film comme on l'a dit, mais on aura compris que le gouvernement actuel n'est pas du genre à argumenter ses décisions. Erdogan, nous dit Alper, c'est un joyeux mélange d'électoralisme (les voix qu'on achète, ici à coups de bidons d'eau), de magouilles (les forages illégaux, qui aboutissent à des catastrophes écologiques, renvoyant au terrible tremblement de terre récent), d'obscurantisme religieux (instrumentalisation de l'islam à fins de séduction). Erdogan, c'est aussi l'utilisation de boucs émissaires pour faire oublier son incurie : les gitans et le couple Emre-Murat jouent ici le rôle des Kurdes dans la stratégie de l'autocrate turc.

Et puis, il y a la dernière partie, L'élection. Le maire l'a emporté haut la main (comme Erdogan, contrairement au pronostic formulé par Alper dans la revue Positif...). C'est la liesse dans le village, où l'on tire en l'air à qui mieux mieux. Un pied de nez au procureur qu'on avait vu intraitable sur cette question. Celui-ci ne lâche toujours rien : puisque Murat a essuyé une fusillade chez lui (on est en Corse, là, non ?), Emre exige du commissaire qu'il arrête tous les tireurs. Rien que ça. Notons que notre procureur est assez lâche puisqu'il ne cesse de se défausser sur le pauvre commissaire en lui donnant des ordres impossibles à exécuter. Et ce sera bien le cas cette nuit-là : notre bedonnant gradé avoue son impuissance face à la foule.

Jusqu'ici, passe encore, mais le film dérape franchement lorsqu'il nous montre les locaux du journal d'opposition incendiés (pourquoi, alors qu'ils ont gagné ?) et surtout la foule enragée face au domicile d'Emre qui lui balance des rats morts ou des pierres aux carreaux en lui hurlant des menaces. J'ai pensé à la fameuse scène des Harmonies Werckmeister, le chef d'oeuvre de Béla Tarr, où une foule descend dans la rue bâtons en main pour aller saccager un hôpital. Sans la puissance que sut lui conférer le maître hongrois...

La tension sourde entretenue brillamment tout au long de son film par le réalisateur turc explose ainsi d'une façon très outrée. Lorsque la horde du maire se lance aux trousses de nos deux fuyards, on est franchement dans La poursuite impitoyable d'Arthur Penn. Sauf que rien, jusque là, n'amenait ce dénouement sauvage. Dommage car la scène est superbement réalisée. Alper a expliqué avoir voulu la tourner dans le noir complet : une contrainte pour l'équipe technique comme pour les acteurs qui en valait la peine. Lorsque les deux silhouettes se dressent de l'autre côté du gouffre, on est soudain dans Rencontre du 3ème type. Etonnant virage. L'image finale est celle d'un gouffre qui sépare la Turquie profonde de la société policée qu'incarne Emre. Tous deux se dressent de part et d'autre du gouffre et se regardent en chiens de faïence. Le constat est celui d’une société fracturée : les grandes villes, mieux informées, votent contre Erdogan, dans un schéma qu'on retrouve aux USA ou en France, mais les pouvoirs autoritaires l’emportent malgré tout.

La belle esthétique de cette fin n'efface pas tout à fait son côté tape à l'oeil. Par ailleurs, comme souvent les films engagés, Burning Days veut brasser trop de sujets. Le problème de l'eau, la corruption des politiques, l'homophobie, l'hostilité à l'égard des citadins, la xénophobie envers les gitans, l'impuissance de la police, la culture du viol, l'alcoolisme, l'invisibilité des femmes dans la société, les moeurs tribales des campagnes... N'en jetez plus ! Il eût sans doute gagné à se recentrer sur son thème principal, l’itinéraire en terre hostile d’un jeune citadin éduqué.

De quoi entamer un peu mon enthousiasme initial. Si, à la fin, Emre et Murat se tiennent tous deux au bord du gouffre, le film, lui, se tient au bord du 8.

7,5

Jduvi
8
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le 22 oct. 2023

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Jduvi

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