Robert Redford n’est plus, et je me surprends à relire l’histoire du cinéma comme on feuillette un vieil album photographique, avec la tendresse que suscite une image jaunie dont la lumière survit aux rides du temps. C’est en pensant à ce sourire devenu légende que j’ai choisi de revoir Butch Cassidy et le Kid, non pour céder à la nostalgie facile, mais pour renouer avec l’instant où ce visage, encore juvénile, entra dans la conscience du monde. Revisiter ce film, c’est accepter de se laisser happer par la grâce d’un acteur au seuil de son mythe, mais aussi par une œuvre qui capte les tremblements d’un genre déjà sur le point de s’éteindre.


La première évidence, lorsqu’on s’abandonne à ce récit d’amitié et de fuite, tient à la manière dont George Roy Hill filme la lente agonie du western. Ce n’est pas la geste héroïque de pionniers domptant la frontière qu’il met en scène, mais bien la chronique d’un anachronisme. Les personnages de Newman et de Redford ne sont plus les conquérants d’une Amérique en train de naître, ils sont les derniers enfants turbulents d’un monde que l’histoire efface déjà. Ce renversement, le film l’inscrit dans chacune de ses images : l’élégance lumineuse des paysages du Wyoming ou de l’Utah, traversés de chevaux et de poussière, se heurte à la mécanique implacable du train, du télégraphe, des banquiers armés. Les cadrages oscillent entre l’ouverture grandiose des panoramas et le resserrement sur des visages, comme si la grandeur des espaces ne pouvait plus protéger les individus condamnés à disparaître.


Je me souviens encore de la première fois où j’ai vu le plan où Redford, allongé dans l’herbe, laisse filtrer dans son regard une insolence tendre : il ne joue pas seulement le Kid, il invente une figure de l’Amérique moderne, à la fois charmeuse et désarmée, séduisante parce qu’elle sait déjà qu’elle ne survivra pas. Cette aura, il la doit à son naturel éclatant, mais aussi à la mise en scène qui le filme toujours au bord de la chute, rieur mais fragile, compagnon indispensable de l’assurance tranquille de Newman. La relation entre les deux acteurs n’est pas une simple complicité d’écran, elle est le moteur dramatique de l’œuvre, son véritable sujet. L’histoire avance non par le déroulement des braquages ou des poursuites, mais par le rythme intime d’un duo qui ne cesse de s’inventer dans le rire, dans la défiance, dans la peur de l’inéluctable.


Ce choix de privilégier la connivence humaine plutôt que l’action pure explique sans doute les réticences que certains exprimèrent à l’époque : le film ose ralentir, s’attarder sur un numéro de bicyclette ou sur un dialogue qui semble s’étirer, là où le western classique aurait cherché la concision brutale. Pourtant c’est dans ces suspensions que réside sa vérité. La séquence de la balade à vélo, baignée par la chanson de Burt Bacharach, souvent jugée incongrue, se révèle aujourd’hui comme une méditation mélancolique sur la légèreté condamnée. Cette musique pop, étrangère à l’univers de l’Ouest, annonce discrètement que nous ne sommes plus dans le territoire des légendes fondatrices, mais dans celui du souvenir, déjà contaminé par la modernité.


Le film souffre parfois de cette oscillation entre lyrisme et ironie : le montage hésite, la tension dramatique se dilue dans des respirations qui paraissent trop longues. Pourtant je ne peux m’empêcher d’y voir une justesse secrète, comme si George Roy Hill refusait de trancher, conscient que l’héritage du western ne pouvait se clore qu’en laissant cohabiter la beauté des grands récits et l’humour désenchanté des temps nouveaux. L’œuvre reste à mi-chemin, et c’est précisément dans cet entre-deux qu’elle touche à l’universel.


Lorsque l’on approche de la fin, lorsque la lumière de Bolivie écrase les deux fuyards, le film bascule définitivement dans la tragédie. Le montage, qui jusque-là aimait étirer, comprime soudain le temps. Les rafales d’armes à feu ne nous sont pas données à voir dans leur brutalité frontale, mais en une suspension iconique : deux corps figés dans l’élan, arrêtés pour toujours par un instantané photographique. J’ai toujours pensé que cette image ultime, d’une beauté glacée, valait tous les monuments funéraires : elle offre à Newman et Redford non pas une mort réaliste, mais une entrée immédiate dans la légende.


Revoir Butch Cassidy et le Kid aujourd’hui, dans le silence qui suit la disparition de Redford, c’est mesurer combien ce film fut plus qu’un divertissement : il fut l’épitaphe anticipée d’un genre et la naissance d’un mythe personnel. Redford y devint non seulement une star, mais la promesse d’un cinéma où le charme ne se sépare jamais de la fragilité. Si je m’y attarde avec tant de ferveur, c’est parce que ce sourire-là continue de traverser les décennies. Il éclaire encore la mémoire collective, il résiste à la mort en se gravant dans l’éclat immobile d’un plan. Et je me dis que peut-être, tant que nous reverrons ce film, Robert Redford ne nous aura jamais tout à fait quittés.

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le 16 sept. 2025

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Kelemvor

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