Carol
6.9
Carol

Film de Todd Haynes (2015)

La bluette est une couleur chaude

Cinéaste passionné par les grands mélodrames des années cinquante, Todd Haynes s’est donné pour mission de guider notre regard au-delà du cliché, de nous faire comprendre ce qui se tramait derrière l’évidence policée par l’usine à rêve hollywoodienne. Avec Carol, il y parvient parfaitement, partant de l’habituelle belle vitrine (la reconstitution élégante et glacée des années 50) pour finir par observer les courants souterrains du non-dit, les mouvements impromptus du cœur qui floutent les clichés du bonheur et les apparences...


Déjà, en 2002, dans Loin du paradis, il mettait en scène cette dichotomie. Déjà, les années 50, avec leur morale corsetée, servaient de cadre à un récit où l’illusion d’un couple idéal vacillait en raison de l’homosexualité (cachée, mal vécue, combattue, impossible…) du mari. Difficile de ne pas retrouver en Carol des échos de cette histoire, car ce qui s’y joue en est si proche et si éloigné pourtant.


Par conséquent, c’est avec une précision toute nécessaire que se déploie cette adaptation de The Price of Salt (1952) de Patricia Highsmith. Romance illicite entre deux femmes, c’est dans l’interdit et donc nécessairement par le non-dit et le sous-entendu que Haynes doit naviguer la rencontre, non seulement du même sexe, mais aussi de deux générations distinctes. Le regard de Carol Aird (Cate Blanchett) croise celui de Therese sur le plancher du magasin grande surface où cette dernière travaille et d’une paire de gants oubliée sur un comptoir (volontairement, peut-être, tel qu’on enlèverait une carapace), c’est le coup foudre. Si puissant, d’ailleurs, qu’il vient briser l’enceinte de leurs prisons identitaires respectives, autant celle de Therese (son emploi, son bête cercle d’amis) que celle de Carol – plus fortunée, plus âgée et pleine d’assurance (venue, par exemple, acheter un train et non une poupée pour sa fille), mais néanmoins confinée à une double vie, une existence factice.


Plus qu’une relation lesbienne taboue campée par deux interprètes extraordinaires (Blanchett et Mara s’avèrent parfaitement magnétiques et complémentaires), c’est dans cette vaste différence d’âge, de personnalité et de position sociale qu’Haynes trouve les modulations nécessaires pour représenter la féminité comme multiple, puis pour finalement aborder le potentiel d’une liaison, d’une solidarité entre femmes marginalisées. À l’inverse de la Carol de Julianne Moore dans Safe, un personnage « vide » domestiqué par son environnement jusqu’en devenir littéralement et figurativement malade, Carol — le film comme le personnage — conçoit ici de la féminité comme d’un véritable potentiel identitaire, du désir et de l’amour entre femmes comme d’une échappatoire à l’enfermement social.


Incorporant cette attitude dans un découpage fluide et sensuel, c’est le plus beau du classicisme que Haynes récupérait auparavant chez Douglas Sirk qui se trouve ici distillé, d’une part par ce que Fassbinder a su en faire (ces personnages prisonniers de leurs cadres, soit, de leurs milieux et de toutes ces cloisons politiques, morales et physiques qui viennent structurer leur existence), mais d’une autre, par une citation experte de la photographie de l’époque. C’est en effet dans le travail d’Helen Levitt, de Ruth Orkin, de Vivian Maier et tout particulièrement de Saul Leiter, qu’Haynes et son directeur de la photographie Ed Lachman vont puiser de leur plus bel atout formel, tournant Carol en 16 mm granuleux et souple, collé aux personnages, à leurs maniérismes et leur candeur prudente. Dotant l’image d’une qualité éthérée et tactile renvoyant tout autant au vertige du désir qu’à la nature éphémère et sensuelle de cette alliance interdite, c’est par ailleurs dans le leitmotiv du cadre flou que tout le projet se cristallise.


Incessamment cadrée derrières des vitres, obscurcies ou brouillées par la neige comme par la buée, le givre ou le ruissellement de la pluie, on peine souvent à voir Therese pleinement, tout comme Therese peine à voir Carol, déterminée à la « saisir », cliché après cliché (qu’elle développe avec soin dans son appartement). Et puis bien sûr, toutes deux peinent à voir clair dans ce monde qui leur est hostile, qui leur refuse leur identité, mais où toutes deux finiront par se trouver, dans un champ-contrechamp nerveux et dévastateur, clair et final. Pour ainsi dire, dans chaque plan, chaque mouvement de caméra ciblant la part (le gant, le verre) plutôt que le tout, Haynes nous rappelle la prison dans laquelle les deux femmes évoluent de jour en jour. Le cadre devient une contrainte, au même titre que ces normes sociales par lesquelles leur différence est lissée, à défaut d’être comprise et acceptée. Et de même, c’est par le désir, la sensualité de l’image même que les parois tombent, pour devenir autre chose.


Véritable triomphe impressionniste, donc, épousant non seulement l’accumulation de détails afin d’évoquer l’enfermement, mais trouvant de pair toute une sensualité, une grammaire du désir afin d’exprimer les impasses systémiques d’une quête commune d’identité, la rigueur de la mise en scène chez Carol est néanmoins celle de l’espoir, de l’issue. Aussi acculé et contraint soit-il, l’amour y devient une fin en soi, un projet moral et esthétique, une voie par laquelle l’affirmation identitaire devient possible. Plus qu’une émotion par laquelle Haynes construit son projet formel le plus ambitieux, on trouve peut-être ici la pièce maîtresse d’une œuvre, aussi cohérente qu’habile dans l’affirmation de ce qu’on appellerait — faute de pouvoir se défaire de la dualité pour de bon — la « différence » : cette force vitale et essentielle à l’expérience humaine.

Procol-Harum
8
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le 5 févr. 2023

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