Petite histoire de l'antiracisme dans l'humour français

INTRODUCTION

Case Départ est une comédie devant laquelle tout cinéphile marche à reculons. A dire vrai, je n'ai pas osé une seule fois mettre mon nez rabougri dans ce visionnage périlleux. Et encore ! Je savais que le premier assistant de "Fatal", Lionel Steketee, faisait parti de l'équipe de la réalisation. "Fatal" était un film que j'avais fort apprécié et devant laquelle j'avais tout autant reculé a priori.

Cette méfiance est une protection de goût mais aussi en connaissance de cause : rien qu'à voir l'affiche, la typographie et la bande-annonce, c'était plié ; sans mépris aucun, je me résignais glorieusement à ne pas être un spectateur de ce film... Ou alors un spectateur gratuit et de seconde zone : attendre qu'il passe à la télévision, l'enregistrer et empiler cet enregistrement dans la pile des enregistrements qui polluent littéralement le disque dur.

Dur, dur.

L'avantage de Case Départ, c'est que le cinéphile flanche toujours à un moment où un autre (voire même souvent). Il fatigue. Regarder du Bergman tous les jours, c'est épuisant. La conscience du cinéphile ayant quelques limites, elle n'a pas toujours le coeur et l'énergie de se complaire dans des avancées fulgurantes de son savoir, autrement dit à se mater un film serbo-roumain à 12h55 un dimanche dans le cadre d'un festival du cinéma de l'Est européen. C'est alors que le cinéphile avisé cède à la tyrannie de l'épuisement et de la légèreté pour s'adonner à ... "Case Départ" - film qu'il jugera opportun de le juger comme tel, non loin de "R.T.T." ou "Le Boulet". Bela Tarr n'a qu'à bien se tenir.

ANALYSE

Qu'est-ce que "Case Départ" ?

Ce film marque une empreinte dans l'histoire de l'antiracisme français, c'est-à-dire à un moment où tous les principes républicains égalitaires sont en théorie appliqués en lois comme en faits sociaux mais qui, en pratique, ont forgé le désarroi des nouvelles couches immigrées. Loin de désarmer la conscience antiraciste, cette déception collective, constituée pêle-mêle de discriminations, de multiculturalismes, de ghettos, de privations d'emploi mais aussi de violences et d'économies clandestines, a généré un cynisme tout contemporain, témoin et marqueur des multiples outrages inculqués par un capitalisme pas tout à fait libéral.

Il est à signaler à mon lecteur que certains pays capitalistes usant d'un droit du travail au ras des pâquerettes a cette conséquence toute spécifique de ne laisser personne sur le carreau sous un prétexte identitaire - en théorie et lorsqu'il n'est pas en crise.

La montée de l'influence des idées réactionnaires en France est le clou sans fin sur lequel les politiques réformistes tapent, du fait de quarante ans de crise permanente. Ceux qui, parmi les doxosophes et les éditocrates, concluent que la France a connu quelques reprises économiques ne voient pas que ces reprises se sont faites sur le dos d'une privation d'emploi massive et tendanciellement progressive... depuis quarante années.

C'est alors que naquirent Fabrice Eboué et Thomas N'Gijol.

Ils naquirent sur le terreau de cette influence réactionnaire, clairement désabusés par le monopole de la violence légitime d'un capitalisme français qui ne parvient pas ou n'est pas parvenu à imposer la devise républicaine au sein de la bourgeoisie internationale et nationale. Et pour cause : la grande bourgeoisie n'en a rien à foutre ! Du désaveu populaire, ressenti dans les couches les plus défavorisées, a percé ce que j'appelle un antiracisme cynique. Il est un humour qui répond aux attaques incessantes par l'arrêt total de la gesticulation politique de la lutte antiraciste, gesticulation demeurée traditionnelle au sein d'associations comme la LICRA, le MRAP ou SOS Racisme. L'antiracisme cynique est la preuve de tout une monde qui déchante, qui n'espère plus et qui ne trouve rien d'autre que d'amuser la galerie par la reprise des idées réactionnaires en les poussant jusqu'à l'absurde.

Dans l'histoire de l'humour français, notre culture a toujours mis un point d'honneur à se moquer des spécificités identitaires des immigrés, à caricaturer les accents, à singer les nouvelles classes immigrées dans leurs us et coutumes. Le restaurateur chinois, l'épicier arabe et le juif... juif ont répondu au plombier polonais et au m'as-tu-vu italien. Jusqu'à aujourd'hui... A l'heure la nouvelle strate d'immigrée est arrivée, l'assimilation ne se fait pas. Le seul sketch ou film sur les roms est immédiatement mis au pilori car, à juste titre, cette strate n'a aucun autre statut depuis de nombreuses années que le statut de la misère. Pour les précédentes strates, ce sont les deuxième et troisième générations d'enfants d'immigrés qui peinent à trouver une place en société. C'est qu'alors s'est développé un comportement communautaire ou individualiste en réaction face à la panne de l'ascenseur social. L'humour aussi s'est adapté : l'arabe était devenu voleur, musulman, stagiaire, prisonnier ; le subafricain, un paresseux qui a fort taux de fécondité, qui parle et qui sent fort. Les humoristes issus de l'immigration se sont, peu de temps après, pris au jeu de caricaturer leurs congénères ethniques. Ils ne peuvent pas être racistes ou être désobligeants puisqu'ils sont issus de la même culture que ceux dont ils se moquent ! Le meilleur exemple est Smaïn, aujourd'hui comédien de seconde zone.

Les désillusions faisant rage sur la base d'un humour déjà communautaire, s'est développée une nouvelle génération. Les vannes interethniques, le langage cinglant sur une réalité outrageante et les provocations dieudonnesques ont trouvé leur public, à la fois très en colère et très résigné, pour ne pas dire passif.

CRITIQUE

Dans ce film, on retrouve un duo de marchands de tapis avec d'un côté, un N'Gijol (Joël) qui correspond exactement à ce que les réactionnaires reprochent à tous ceux qui ne sont pas "de sous-souche" et d'un autre côté, un Eboué (ce bon vieux con de Régis) qui est conforme au réactionnaire-type. Dès la première scène, le spectateur assiste atterré au portrait de Joël : il sort de prison où il a fait, en l'espace de trois mois, plus ou moins, l'apprentissage d'un certain islam macho, oisif et anti-blanc. La prison est perçue comme un passage rituel plus qu'une opportunité pour l'être d'être restitué à une société qui l'a puni. C'est du costaud et je me suis demandé si cela n'allait pas glisser, mettre mal à l'aise ou si un tel portrait ne desservait pas justement la psychologie du personnage.

Donc, en se projetant aux temps de l'esclavage dans les Antilles françaises peu avant la révolution française, le personnage de Régis, le plus intéressant de mon point de vue, va être confronté à sa servilité, à toutes les sal*peries qu'il accepte et qu'il reprend en paroles et en actes tous les jours. Quant à Joël, sa personnalité fait qu'il est un produit aussi du racisme mais du racisme subi (par opposition au racisme de la discrimination positive). Son débarquement à une époque esclavagiste va le mater mais... il est d'emblée plus sincère et plus proche de la réalité de classe que Régis, qui passe pour un traître aux ordres de la bourgeoisie blanche.

Il faut savoir que le commerce triangulaire a vu le cours du prix d'un captif quadruplé au XVIIIème. Ce commerce se situe aussi dans une économie en crise et donc, le fait que les deux compères soient bradés rend non seulement d'autant plus cocasses les deux scènes de transactions commerciales mais le miroir comparatif avec notre société contemporaine est également à l'oeuvre. Comme si nous étions, nous-mêmes, à la veille d'une révolution. Tous les aspects du racisme sont évoqués, les uns après les autres : les préjugés, les caractéristiques physiques, la supériorité sociochrétienne d'une classe blanche minoritaire encore très fortunée pour cette époque, l'oisiveté des blancs contre les travaux de force pour les gens à la peau plus foncée, la radicalisation des positions raciales en regard de cette violence de domination.

Tout ceci confère à ce film une dimension collégiale et dense qui ne laisse de côté aucun pan de la domination. Il se fait d'ailleurs un plaisir - pas tout à fait sincère il est vrai - de ne pas être toujours drôle et c'est une chose plutôt bienvenue. Le personnage du juif, par exemple, est encore plus caricatural que le juif Süss - ce qui est fort enrageant. Mais il est, au cours du film, compensé par une scène habile qui est dans le débat actuel : la faculté de certains juifs à hiérarchiser les souffrances et les persécutions, la manière dont ils se montrent toujours plus importants que les autres ethnies. Cette scène rappelle à quel point l'histoire de la France, celle qui est enseignée, est une histoire choisie et qu'il convient de revenir sur la manière dont son fait ces choix. Le récent rapport sur l'intégration en 2013 rappelle aussi qu'une inégalité de ces choix est à l'oeuvre dans les livres d'Histoire et qu'il convient d'intégrer la dimension de l'histoire coloniale, encore largement sous-estimée de nos jours.

Même la révolution française, perçue comme le monument de l'égalité et de l'affranchissement des esclaves,
Même l'idée que "c'est quand même mieux aujourd'hui",
me sont apparues égratignées grâce à cette avant-dernière scène (où Joël se fait embaucher pour une période à l'essai... de deux mois !) Ce qui m'avait mis en colère dans Lincoln est allé plus loin dans ce film de budget bien moindre et à tendance humoristique : le subafricain né en France n'a d'autre choix que d'être exploité (parfois dans des métiers de force) et que c'est cette exploitation qui conditionne le racisme et la défiance. L'abolition de l'esclavage, dans un commerce triangulaire onéreux, était une étape importante, sacrée, mais ce n'est vraiment pas la seule dans la marche vers l'égalité.

Un peu de désenfumage sur le thème du racisme était nécessaire et ce film, plutôt fédérateur, arrive à le faire, pas magistralement c'est certain mais il est, dans les intentions, plus que je n'avais jamais espéré. Ce retour très simple de l'espérance me paraît être la condition "ciné" qua non des prochaines luttes.

Travailleurs français, immigrés,
Même patron, même combat !

Quand Dieudonné fut mis au pilori, Eboué fut le substitut remplaçant du PAF - ce qui pouvait susciter des critiques de part et d'autres. Des critiques sur son cynisme tapageur. Mais, pour en finir avec cette critique développée, il y a cette scène que je trouve d'anthologie où tout l'humour de Fabrice Eboué se retrouve et qui fait qu'il n'est le substitut de personne : http://www.youtube.com/watch?v=CrBs9aeouss
Andy-Capet
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le 15 déc. 2013

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le 15 déc. 2013

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