La mort suit le cinéma de Hers depuis ses premiers courts. En filigrane ou de manière frontale, elle fait toujours partie intégrante du décor. Dans Montparnasse, déjà, le segment central suivait la discussion entre deux hommes, ayant le même dénominateur commun : Aude. C’était la fille de l’un, la petite amie de l’autre. Elle n’existe plus mais elle traverse pourtant cette nuit entière, du restaurant à la gare, en passant par les galeries. Ce segment s’appelait d’ailleurs Aude, quand les deux autres portaient celui de son héroïne visible, vivante. Dans Memory Lane, il y a ce papa dont le diagnostic de cancer avait fait revenir ses filles de Beaune et Lyon. Dans Primrose Hill, il y avait une disparition, quelque part, impalpable. Une voix off surgissait par moments et appartenait vraisemblablement à cette fille, dont le souvenir ou le rêve semblait s’extirper des limbes. La disparition est le cœur de son cinéma sans qu’elle soit pourtant au cœur des déambulations de ses personnages.


 Ce sentiment de l’été aborde une fois de plus cette thématique mais de façon diamétralement opposée, à savoir que la mort est ici le déclencheur du récit. Hers qui avait toujours soigneusement choisi de bifurquer ces durs sujets, de les enfouir et les éclairer brièvement au détour d’un dialogue ou d’un souvenir, entreprend d’ouvrir son film dessus : Une femme sort de son lit, emprunte les rues Berlinoises, s’en va travailler. Elle fait de la sérigraphie. Puis, sa journée s’achève, elle quitte son travail pour rejoindre son compagnon, mais s’effondre dans un jardin public. C’est la première fois que la mort agit aussi brutalement et explicitement (On voit la jeune femme tomber, s’évanouir sous les rayons de l’été, s’affaisser dans le cadre) et c’est d’autant plus troublant qu’elle touche l’une de ses muses, Stéphanie Déhel. Une manière pour Hers d’avancer, de gommer et de recommencer, probablement.
Dans Montparnasse, après être allé boire un verre, Leila et Jérémie, le musicien, décident de marcher. Longue marche, longue discussion vers des cimes prometteuses qu’on ne verra pas. Les films de Hers saisissent à merveille ces sublimes entrelacs, d’apparence anodine, qui sont en fait de sublimes naissances. Les personnages marchent beaucoup dans le cinéma de Hers, mais jamais en sans but, ils rejoignent des points, tracent des lignes sur Sèvres, Montparnasse, ou ici Berlin, Paris, New York pour aller d’un lieu vers un autre. Les acteurs sont parfois même essoufflés. On n’avait pas traité cela ainsi depuis Guy Gilles ou Rivette je crois, dans la solitude comme dans une dimension parfois collective. Parce que l’autre constante c’est le groupe. Même quand celui-ci n’existe pas distinctement, il y a volonté d’inscrire les personnages dans un groupe : La famille à Annecy, l’anniversaire de la sœur de Lawrence à New York, les collègues de bureau de Sacha à Berlin. De les saisir ensemble ainsi que dans leur éclatement. Là où son cinéma semblait se dérouler dans une temporalité restreinte, sur une heure (Montparnasse) ou sur une journée (Primrose Hill) ou sur une semaine (Memory lane) il utilise pour la première fois de grandes ellipses, qui permettent de travailler d’une part sur la durée invisible et d’autre part de constituer une sorte de boucle toujours renouvelée, engrenage habituel dont l’été (et le souvenir de ce décès) constituerait le marqueur indélébile.
La nouveauté c’est donc de situer cette histoire sur trois étés, en trois lieux différents et de voir ce qu’un événement, aussi tragique qu’une mort brutale et injuste, peut avoir comme répercussions sur son entourage. Jamais le cinéaste n’avait été si loin dans le traitement de la disparition. C’était un risque. Pourtant, son cinéma est resté identique : Saisir ce qui peut s’extirper d’émotion d’un instant en apparence trivial. Il y a ici ce repas post funérailles où l’on apprend à se connaître et où l’on se met à rire franchement, malgré la douleur, par décompression nerveuse. On se souvient dans Memory Lane de ce moment de complicité entre une mère et sa fille, faisant leurs courses au marché, ensemble comme à l’époque peut-on y voir, avant que ne surgisse la pensée de l’insurmontable, qu’elle devienne trop forte, au détour d’une marche sur un square – Se promener, encore et toujours, il n’y a jamais de scène de voiture chez Hers, presque jamais de scènes de transport. Pire quand Raphael, devait garder la fille d’un ami et qu’il paniquait, tandis que la petite, du haut de ses huit ans, semblait comprendre son mal-être et tentait de l’aider de ses modestes moyens. Les enfants ont une place importante dans son cinéma : Ils marquent la frontière brutale entre les grands, accentuent le passage du temps. Dans Ce sentiment de l’été, Nils est un personnage essentiel, puisqu’il sert de passerelle entre le chagrin et l’espoir d’abord, puis plus tard, ellipse aidant, devient un poids malgré lui, au centre d’une séparation qui aura pour nous sévit hors-champ.
Dans trois de ses cinq films, Ce sentiment de l’été compris, un personnage explique qu’il ne va pas y arriver et s’effondre. C’est une constante d’autant plus émouvante qu’elle n’est jamais ostensible. Et chaque fois pourtant, le personnage en question est accompagné et se sent terriblement seul. Evidemment, chez Lawrence c’est assez simple de savoir d’où cette sensation provient – Rappelons que le titre du film est venu d’une chanson de Jonathan Richman, dont le titre est That summer feeling. Chez Sandrine dans Montparnasse et Raphael dans Memory Lane c’est beaucoup plus flou, d’une part car ils se situent soit à la périphérie du récit, soit le récit ne cherche justement pas à traiter un éventuel background explicatif. Mais ce n’est pas important. La cause chez Hers importe moins que le sentiment présent. Et en aucun cas il faudrait forcément traverser les plus grands drames pour avoir l’impression de ne pas y arriver. Le grand drame c’est celui de la confusion dont on fait tous l’expérience un jour ou l’autre, à plus ou moins grande échelle.
L’été chez Hers est doux et triste. Il n’y avait pas tant l’influence des saisons dans ses courts, tandis que depuis Memory Lane, on sent une volonté d’ancrer coute que coute, jusqu’à la répétition annuelle ici, son récit dans une ambiance estivale. Je pense que ce n’est pas anodin. C’est un cinéma qui a besoin de lumière, de chaleur. J’adore sans réserve Primrose Hill et Montparnasse, mais leur cachet hivernal ou nocturne les rend plus rêche, disons difficile à apprivoiser, en tout cas sur le long terme. L’émerveillement chez Hers nait plus aisément sur un terrain de handball à Manhattan, plongé dans une clarté qui rappelle la crudité solaire d’un Larry Clark, que dans une sente gelée, silencieuse ou sous un réverbère. Je me dis que mon infime réserve vient du fait que ce nouveau film est trop solaire pour moi, trop solaire par rapport à l’idée que je me fais (et que j’admire plus que tout) du cinéma de Mikhaël Hers, qui m’avait semblé trouver son atmosphère idéale avec Memory Lane, quelque part entre la douce nuit, les prémisses automnales et les jours de fin d’été. Ça ne s’explique pas de toute façon, le film me touche moins (même si c’est relatif, attendons de le revoir) parce qu’il me semble plus lisse même si je conçois qu’il était important de contrer la morosité d’un tel sujet.
Hers c’est le cinéma de l’éternel (en ce sens il se rapproche beaucoup de Guy Gilles, au risque de me répéter) au sens où il tente de saisir une respiration qui tient de la mémoire, les retours, le renouvellement, les souvenirs. Filmer des lieux qui lui sont chers participe à cette illusion d’éternité, vertigineuse, une appropriation qui vise à enfreindre la dissolution. Memory Lane était plus vaporeux, sage et flottant sur ce qu’il traduisait de l’évaporation. Ce sentiment de l’été creuse au plus profond, jusque dans le changement de format final, gratuit, instinctif. L’été est un choix intéressant tant cette une saison qui semble caractériser le vide et le plein, les beaux souvenirs et les plus douloureux. Du coup, j’aime beaucoup cette bifurcation du décor, qui complexifie son cinéma alors qu’elle avait à priori tout pour le décharner (lui offrir disons des trouées plus ostensibles). Le cinéaste raconte lors des présentations de son nouveau film qu’il part d’un lieu précis pour écrire. Mais c’est évident. Ces lieux ne sont jamais choisis au hasard (D’ailleurs, il les connait tous) et sont le cœur des films plus que leur simple décor. Si le film se déroule cette fois sur trois pays et plusieurs langues, il ne se brise jamais de l’intérieur, semble naviguer en continu sur des eaux homogènes, ne jamais franchir de réelles frontières. Tout ce qui fait sensation ailleurs tient chez Hers d’une saillie discrète (une mère cachant ses larmes à son fils) et secrète (un maitre d’hôtel transsexuel ou non, suivant la situation).
Ce qui est terrible ici et qui fascine tout autant c’est la double relation ambigüe que Lawrence entretient avec Zoé et Ida. La première parce qu’ils comprennent tous deux la souffrance de l’autre, se connectent en se rappelant un peu de Sacha mutuellement, alors qu’il entre en relation pure avec la seconde, l’employée de sa sœur, qui semble incarner celle qui lui fera tourner la page. D’un côté une possibilité, une renaissance. De l’autre, une relation qui ne peut avoir d’avenir sinon dans la remémoration perpétuelle de la douleur. Mais c’est une relation qui existe bel et bien, durant trois ans, que l’on sent au bord de l’éclosion. En fait, elle les fera renaître, imperceptiblement, chacun de leur côté, c’est très beau. Ailleurs, on l’aurait utilisé comme love story de substitution au mélo, chez Hers elle sert de vecteur vers un monde nouveau, débarrassée de cette odeur de mort, l’amour pur pour l’un, le voyage au Tennessee pour l’autre. Et ce sont deux nouveaux venus de taille dans le cinéma de Mikhaël Hers qui les incarnent, dont j’espère qu’on aura le plaisir de les y croiser à nouveau, il s’agit de Judith Chemla et Anders Danielsen Lie. Tous deux étincelants, magnétiques. Pour le reste du casting on est en terrain connu à savoir que l’on retrouve beaucoup de ceux présents dans ses films précédents. Auxquels on adjoint les présences de Marie Rivière, Feodor Atkine et Laure Calamy ainsi que les apparitions délicieuses de Joshua Safdie et Mac Demarco. Oui, ça fait rêver.
Aussi, c’est la première fois que je me pose la question de l’utilité musicale. Elle était idéale dans Memory Lane, irriguait littéralement le tempo mélodique de Primrose Hill et semblait construire une tonalité en trois temps (Souffrance, Deuil, Espoir) dans Montparnasse – Une fois encore, l’assemblage de ses segments ne pouvait se faire qu’ainsi, au moins autant que le Irréversible de Noé n’avait d’autre issue que de s’offrir à l’envers. Elle semble ici plus accompagnatrice qu’autre chose, certes jamais utilisée pour souligner quoi que ce soit, Hers préférant la placer dans les creux ou les moments de silences, mais justement, des silences dont on voudrait qu’ils en restent, des creux dont on aimerait qu’ils installent un malaise plus ferme, d’autant que ce cinéma n’est pas le dernier pour parvenir à saisir miraculeusement les soubresauts infimes de l’environnement dans lequel il évolue. David Robert Mitchell captait bien cette pesanteur dans The myth of American sleepover je trouve, sans trop de piano.
Si le cinéma de Hers pourrait définitivement évoquer un album de folk qu’on pourrait écouter en boucle, l’oublier pour le plaisir de le retrouver, s’y lover affectueusement ou lointainement suivant l’humeur, il est dingue de constater combien cette fois, le film lui-même et sa progression engendrent ce sentiment, à savoir qu’on peine parfois à s’y perdre dans sa première partie mais que l’on ne veut plus quitter dans sa dernière, l’impression d’une ouverture ténue, indescriptible, qui tient à pas grand-chose. A new York on voudrait que le film dure, s’écoule à l’infini. Puis quitter New York et rejoindre le Tennessee avec Zoé, pourquoi pas.
Et toujours la marche. On y revient en permanence. Que l’on foule un grand carrefour, un jardin public ou un trottoir, on revit en marchant même si là on commence par y mourir. Une femme s’écroule en effet ici mais plus loin, deux silhouettes marchent l’une à côté de l’autre, longtemps, en silence, puis finissent par se frôler, se donner la main, s’embrasser. Une séquence magnifique, qui pourrait être le symbole Hersien. Une autre quasi identique et aussi avec la sublime Dounia Sichov, illuminait une marche nocturne dans Memory Lane. On pourrait faire un état infini des correspondances, jusqu’aux plus infimes, dans le cinéma encore jeune de Mikhaël Hers, qui ne cesse de faire écho à cette volonté de figer l’éphémère dans l’éternité.
JanosValuska
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le 29 avr. 2016

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