J'ai déjà développé dans divers textes, la notion de l'histoire, de l'art de raconter, cette idée de partager via la transmission d'un narrateur un commun pour illustrer ou illuminer la réalité, cette mission presque sacerdotale qu'ont les histoires d'être à la fois des passeurs d'imaginaires et des relais d'informations, de donner autant leurs lettres de noblesses aux récits fantastiques qu'aux narratifs concrets. J'ai souvent aussi tissé des liens thématiques entre des films et des contes majeurs de notre culture. Vous trouverez ces développements par exemple dans mes critiques de "The Fall" de Tarsem Singh ou de "Trois mille ans a t'attendre" de George Miller, pour n'en citer que deux des plus prégnants mais je crois que chacune de mes chroniques ciné, revêt en substance cette idée maitresse de l'histoire, de la narration.


Quelle merveilleuse idée dès lors d'aborder l'un des plus grands conteur d'histoires de tous les temps, un homme dont les récits continuent d'inspirer à ceux qui les entendent les envies d'aventures les plus folles, Miguel Cervantes. Ce personnage dont les créations littéraires ont parfois dépassé sa propre notoriété et cela indépendamment du fait que Cervantes a vécu mille vies, connu mille aventures, qui a endossé mille identité dans le but unique de ne pas s'ennuyer. Alejandro Amenabar, autre narrateur parmi les narrateurs, choisit d'évoquer plus particulièrement un épisode précis de la vie du grand auteur hispanique, celui de son séjour comme prisonnier à Alger alors sous la domination militaire, culturelle et spirituelle du Pacha Hasan.


En cela, le film n'indique jamais clairement ce qui se base sur des faits historiques et ce qui se base sur des pures inventions, hors mis bien sûr des parties liées à l'histoire que va développer Cervantes. Cette porosité assumée entre le réel et l'imaginaire, ainsi que les époques dépeintes, les caractères convoquées, la peinture qui est faite à travers toute la direction artistique du film, l'esprit d'aventures qui essaime tout au long du film m'a fait penser au film "La dernière reine" de Damien Ounouri et Adila Bendimerad qui lui aussi entremêle dans un Alger de conte oriental les figures historiques et fictionnelles, parfois anachroniques.


Cervantes est donc prisonnier du Pacha en l'attente du paiement de la rançon qui lui octroierait sa libération, détenu avec des dizaines d'autres hispaniques de la noblesse aux cours des guerres qui émaillèrent les relations entre maures et espagnols, leur quotidien est rythmé de brimades, de tortures physiques et psychologiques, de privations mais comme s'il était conscient du pouvoir des histoires, Cervantes va alors se lancer dans un récit épique, qu'il crée sur l'instant, dont les personnages et leurs péripéties ont les facultés de redonner courage à ces hommes réduits à rien, de réveiller en eux l'émerveillement qui leur avait échappé et de rendre leur vie plus agréable, le temps du récit.

Durant plusieurs jours, épisodes après épisodes Cervantes va créer un nouvel univers à partir d'éléments autour de lui et divertir son auditoire, pour qui est devenu rituel l'instant du jour où se regrouper autour de cet élégant conteur et ce succès va attirer l'attention du Pacha.


Ce dernier fait venir à lui ce prisonnier étonnant capable par ses seules récits imaginaires de rendre l'existence plus douce. Cervantes va alors se voir confier la mission de divertir également le Pacha en lui racontant des histoires, de là va naitre une relation qui ira jusqu'à une sincère amitié entre les deux hommes et un respect mutuel. Mais cette situation ambigüe va amener Cervantes à en profiter pour petit à petit obtenir des améliorations dans les conditions de détention, de négocier des droits de sorties à certains de ses plus proches camarades, tout en échafaudant dans la plus grande discrétion et sur les bases des différents récits qu'il conte à ses différents auditoires, un plan pour fuir Alger et rejoindre l'Espagne.


Vont alors intervenir les trahisons, les suspicions, les tensions d'être découverts, mais dans le même mouvement, le même chapitre, vont discuter deux cultures, deux visions du monde, deux traditions, chacune nourrissant l'autre et soulignant ce que l'humanité à d'abord de commun à chérir et protéger, plutôt que de s'évertuer à se faire la guerre pour d'insignifiantes différences qui ne servent qu'à justifier les conquêtes de pouvoir sacrés ou profanes.


Amenabar et son équipe réalisent un long métrage techniquement solide, une mise en scène au service du sujet, une photographie assez belle, une direction artistique dans son ensemble solide et vectrice d'imaginaire, des acteurs plutôt bons et pourtant quelque chose ne fonctionne pas totalement.

Et ce quelque chose c'est le titre du film qui le met en évidence : "Cervantes avant Don Quichotte", nous spectateur un minimum cultivé nous savons que Cervantes a écrit un roman Don Quichotte et que donc il est sorti de ces geôles. Et même si le film fait le choix assumé et fondamentalement pas déconnant de ne jamais préciser ce qui appartient à la réalité historique et ce qui au contraire relève de la pure fiction, l'aventure ne parvient jamais à nous faire ressentir la moindre crainte quant à la vie ou le sort des personnages, ils vivent des trucs inouïs en songes ou en vérité et pourtant on ne ressent pas le souffle.

Quand d'une part je développe toute une réflexion sur l'art de la narration, le rôle du conteur et que d'autre part la figure centrale du film est l'un des plus grands créateur d'histoires qui ait foulé cette terre, dont les récits incroyables se distinguent par leur éclat, il est dommage d'avoir une histoire intéressante, souvent divertissante mais jamais trépidante, jamais picaresque.


Alejandro Amenabar n'étant pas un débutant, il m'est impossible de passer outre et d'aller plus haut dans ma note finale. Néanmoins n'hésitez pas à aller voir ce film, ce n'est pas non plus toutes les semaines qu'on peut profiter d'un film d'aventures factuellement de qualité, qui propose de nous évader dans un monde et à une époque qui ne nous laisse entendre ses derniers échos que par les écrits datant de cette période et si vous parvenez à oublier que le héros va s'en tirer sans mal parce qu'ensuite il écrira un des plus grands chefs d'œuvre de la littérature, il est plutôt probable que vous passiez une bonne séance.


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il y a 6 jours

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