Ne nous méprenons pas sur le terme expérimental. D'une part, il ne s'agit pas tant d'une recherche plastique que d'un propos documentaire. D'autres part, certains commentateurs disent que Buyens a inventé, à cette occasion, une forme cinématographique. Certes, cette forme est atypique et courageuse. Mais qu'avons nous d'autre qu'une courte fiction, des interviews, une mise en abyme, des diaporamas et des illustrations sonores ? Rien que des figures connues. Il s'agit donc d'utiliser librement les formes du langage audiovisuel au service d'un propos. Cependant leur temporalité est désarçonnante et là se situe l'expérimental. Mais, si le spectateur persévère, elle compose une mosaïque qui éclaire le propos.
Ne connaissant pas, à l'instant, les autres films de Buyens, je ne peux pas juger de l'appréciation d'un commentateur comme quoi il aurait inventé une forme différente pour chacun de ses films. Si c'est le cas, était-ce un défi artistique ou le simple résultat de l'adéquation au propos ?
Cette forme exigeante, associée au propos développé dans les interviews - en substance : "Comment faire la révolution ?" - trouvait probablement, en 1971, un public favorable parmi les artistes et les gauchistes. En 2025, alors que les révolutions ont échoué et que le monde prend le tour que nous voyons, on peut craindre que le spectateur se lasse de ces états d'âme de militants et de ces tristes panoramas post-industriels. Cependant, non seulement cela fonctionne en tant que document historique, mais encore il apparaît que le propos n'a pas pris une ride. Ce n'est pas, de ma part, un parti pris idéologique mais une constatation éthique.
L'auteur oppose deux figures, l'une, lors d'interviews, de militants de gauche bien réels, l'autre, fictionnelle, d'un homme d'affaire qui se lance dans la politique. Deux ambitions similaires et pourtant opposées de servir l'intérêt général.
La fiction relate les échanges entre l'homme politique et deux femmes. Elle prend d'abord la forme d'un certain cinéma de l'époque, inspiré par la publicité, qui nous faisait entrevoir un mode de vie basé sur la consommation et l'esthétique. J'ai pensé à William Klein. Appartement moderne, meubles design, beauté et nudité féminine, maquillage et création de mode vestimentaire.
D'ailleurs, le film s'ouvre sur un plan de fesses féminines se faisant masser par un appareil motorisé. L'époque dénigrait la cellulite. Érotisme ? Électro-ménager ? Souci de séduction ? Accroche provocante et ironique pour un film politique.
De ces deux femmes, l'une est brune, l'autre blonde, bien sûr. La première est nue et veut séduire, la seconde est belle et indépendante. Elles sont demi-sœurs, ce qui leur permet une intimité et une sincérité dénuées de concurrence.
Puis l'homme arrive, archétype du mâle dominant en costume, riche, actif et influent. Il est amoureux de la blonde qui le rejette. Première fausse note par rapport à l'esthétique consumériste : elle réagit ainsi car elle a une conscience politique héritée de ses parents qui ont subi l'occupation nazie. Ce que la brune, plus conformiste, plus consensuelle, ne comprend pas.
Mais cette fiction, qui s'installe à peine, est interrompue par des "diaporamas" d'images photographiques ou cinématographiques quasiment fixes, plus ou moins artistiques et documentaires, représentant la vie quotidienne, la misère parfois et un environnement urbain en décomposition. Une vision de la Hollande réelle de l'époque qui ne correspond pas au discours de la société de consommation. On notera un cadre de tableau adossé à des poubelles qu'il met en vue, bel exemple d'autodérision pour l'art ou le cinéma.
Elle est aussi interrompue par des évocations des acteurs en tant que personnes, installant une "mise en abyme". On voit le tournage en train de se faire. Ce qui nous amène à un, apparemment, hors sujet : des interviews de militants gauchistes.
Quant au propos "Comment faire la révolution ?" apparaissent des points de vues qui font débat. Changer le monde ou au contraire se changer soi -même ? Le travail nous oblige-t-il à collaborer à l'exploitation ? L'utilisation de la violence est elle légitime ? Nous sommes à l'époque où le terrorisme d’extrême gauche apparaît en Italie et en Allemagne.
Changer en Europe ou changer dans les pays exploités ? Un jeune homme, semble-t-il Sud Américain mais s'exprimant lumineusement en français, pointe la dépendance qu'a la jeunesse progressiste des pays en voie de développement à devoir étudier en Europe. La figure du jeune tiers-mondiste qui espère retourner dans son pays, après son diplôme, pour faire la révolution, tel le Che, auquel il ressemble d'ailleurs.
Voilà la dimension document historique, respectable, mais il n'y a là que du connu. Pourtant le film gagne de l'intérêt en élargissant le sujet.
Quant au media lui-même, le Sud Américain pose la limite de l'exercice. "J'ai un gros doute qu'un film diffusé en Europe puisse changer la situation". Un demi-siècle après, on voit qu'il a eu raison.
Mais il y a mieux. A rebours des certitudes des idéologues prêts à utiliser la violence, un militant avoue avec émotion sa perplexité et son impuissance. Un individu allergique au politique oppose une réaction primaire et violente à l'oppression, absente d'idéologie. Un autre s'interroge sur la cruauté et la duplicité. Serions nous hypocrites ou inconscients en prétendant utiliser la violence pour la bonne cause ? Une jeune femme, travaillant dans la mode, s'interroge sur la création, son épanouissement et sa responsabilité par rapport à l'autre au-delà de toute pensée politique. Elle est certainement une des personnes les plus humanistes que nous propose ce film. Cette génération m'étonne : elle se caractérise par un souci éthique argumenté avec une grande compétence dialectique.
Le vrai sujet est la responsabilité. D'abord politique : du militant par rapport à son idéal, du privilégié (ou de l'intellectuel) par rapport aux exploités, du citoyen par rapport à sa communauté et simplement de l'individu par rapport à son prochain.
Aussi le film se termine, non pas par un climax, mais par une chute surprenante. L'évocation d'un fait divers totalement apolitique. Une plaisanterie stupide qui a tourné au drame. La fiction s'en empare. Nous en déduisons des questions. Quelle conscience avait le fautif ? Quelle lucidité sur ses intentions ? Toujours est-il qu'à la fin il y a un cadavre horriblement mutilé. Chacun de nous, quelque soit le niveau de conscience qu'il en a, se trouve en situation de responsabilité par rapport à l'autre.
Alors tout prend sens : les comportements de conformisme et de rébellion, les tristes paysages hollandais et la misère, cadre de la révolte de ces militants, l'interrogation sur la légitimité de la violence. Lorsque nous aurons à choisir, que ferons nous ? Mais avons-nous seulement conscience de nous même ? Que penserons-nous lorsque nous aurons causé l'irréparable, par action ou par abstention ?
Maintenant, l'auteur étant un maître de la forme et de la dramaturgie - donc de la manipulation - on peut se poser des questions qui relèvent de la curiosité professionnelle. Quelle est la limite entre le documentaire et la fiction ? L'acteur qui refuse d'être filmé hors de son rôle, joue-t-il ce refus ? Le moustachu à la dérision et au physique zappaïen, justicier et violent mais allergique à l'idéologie, joue-t-il la provocation ? Le fait divers est-il inventé ? Les acteurs et le metteur en scène semblent consulter un script assez consistant. Or la fiction est brève. Est-ce joué ? S'agit-il de l'extrait d'un film qui a existé par ailleurs ou n'a jamais abouti ?
Qu'importe, en tant que questionnement éthique, ce film est une réussite. Il n'a pas changé le monde mais il a posé de vraies questions. En tant que documentaire, il nous rappelle ou nous révèle un pan de notre passé. Enfin, il est parfaitement maîtrisé et créatif.
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