OÙ S'ARRÊTE LE DOCUMENTAIRE, OÙ COMMENCE LA FICTION ?

Banlieue, Réseaux, Famille, Amour, Corruption, Trafic, Meurtre, Vengeance, Ascension : Un récit initiatique par le bas sur l'ascension de Sofiane, jeune étudiant en droit, dans le narco-trafic marseillais, ou comment Chouf questionne-t-il les frontières épistémologiques et représentationnelles de la marginalité.


Foued Nabba (interprète de Reda dans Chouf), invité du Gros Journal présenté par Mouloud Achour, affirme que le film de Karim Dridi est un « copier-coller de la réalité ». Autrement dit, le réel y est représenté (réalisme) voire imité (hyperréalisme) de la manière la plus fidèle possible, avec un souci d'objectivité. Un discours objectivable qui tend vers l’exhaustivité en somme. Dans ce sens, sur une échelle allant du subjectif à l'objectif, le documentaire, et son avatar le cinéma-direct, se placeraient en tête, même s'il ne faut pas oublier qu'ils sont également le produit d'un discours inséré dans le médium cinématographique, et qu’ils ne sont donc pas n'est donc pas exempt de manipulations, en témoigne le montage. Toutefois, en définissant ce genre cinématographique comme un « film à caractère didactique ou informatif qui vise principalement à restituer les apparences de la réalité » (Vincent Pinel, dictionnaire technique du cinéma, 2012), la frontière entre fiction et documentaire se brouille. Davantage encore, au regard de la veine naturaliste du film quant à sa fine description des codes sociaux, pratiques, vestimentaires, langagiers (sociolecte, chronolecte et géolecte). Par ailleurs, l'utilisation de certains codes du documentaire renforce cette idée, notamment la caméra à l'épaule et l'objectivisation scénaristique, c'est-à-dire se restreindre aux faits et limiter les incursions dans les pensées du personnage. Mais, la principale différence, au-delà de la réductrice étiquette du genre, réside dans la qualité de la retranscription du réel, comme référant. Ainsi, ce n'est pas une captation du réel original, mais la reconstitution artificielle et mise en récit d'une réalité, comme signifié. Dans ce dernier cas, se dédouble le personnage et l'acteur. Dissemblance importante donc, autour de laquelle se crispe l'opposition entre vérité et vraisemblance. Le floue se maintient, car c'est bien une authenticité que veut atteindre Karim Dridi, par son scénario, inspiré de faits réels, par des décors, dans les banlieues marseillaise notamment la Busserine ayant abrité ces faits et par ses acteurs, pour la plupart amateurs, qui ont vécu ou perçu ces faits. Karim Dridi, n'est jamais hors-sol. Si bien que par ces choix, le discours, ne tente plus seulement d'approcher le vraisemblable mais d'embrasser la vérité ou tout du moins une véracité. Mais pour cela il s'appuie sur nos représentations façonnées,  en partie seulement, par le discours médiatique :  trafic de drogue organisé en système, territoires de non-droit minés par les règlements de compte armés, entre-soi qui oscille entre solidarité familiale et trahison. Les ingrédients incontournables d'un film de gangster divertissant. Toutefois, il n'est pas pour autant irréel, et son divertissement se couple d'une dénonciation. Le titre Chouf (« regarde » en arabe)  nous invite d'ailleurs à poser le regard sur cette réalité.

Néanmoins cette réalité, qui donne pignon sur rue, est en même temps confinée spatialement et socialement. Ce qui fait que la stratégie de focalisation de Karim Dridi est problématique. Dans ce sens, divertissement et dénonciation entretiennent des liens ténus avec la généralisation voire la stigmatisation. C'est d'autant plus risquée sur une question socialement vive telle que la délinquance voire le crime en bande organisée et son lien avec une partie des banlieues françaises. C'est un enjeu politique, auquel plusieurs travers se greffent. Premièrement, l'erreur écologique : déduire par l'étude du particulier, au sein d'un système, que son organisation/sa réalité vaut pour le général. En résumé pour cette conception, ce microcosme que représente le groupe de Reda, est représentatif de la banlieue marseillaise. Deuxièmement, le déterminisme : l'appartenance sociale et plus souvent l'appartenance géographique conditionne le devenir des individus. La morale finale du film, en est d'ailleurs l'une des incarnations. Par cela, Karim Dridi semble enfermer de manière fataliste ses personnages. On lit cette dichotomie entre le légal et l'illégal dans une magnifique scène-tableau : la caméra posée dans l'entrée sépare le plan en deux, avec à gauche la famille, dont Sofiane (Sofian Khammes), dans le salon très bien éclairé représentant la légalité ; à droite le couloir privé de lumière dans lequel s'enfonce son frère Slim (Mourad Tahar Boussatha), voie de l'illégalité de laquelle il ne sortira jamais, malgré ses projets. Le réalisateur, par cette vision binaire, ne montre que ce qui est pour lui la majorité et occulte les rares trajectoires individuelles qui aboutissent à une ascension sociale. La réversibilité existe.
Le véritable enjeu alors, est de fixer les limites entre le réaliste et le caricatural. Ce n'est pas la démarche de Karim Dridi en amont qui est en cause. Le réalisateur, vivant à Marseille lors de son tournage, a établit de véritables liens avec les associations de quartiers, les familles et les jeunes. Il a appliqué la démarche, de plus en plus valorisée dans les sciences humaines et sociales de « descendre de l'échelle » (Béatrice Collignon) en étant à l’intérieur même de la zone d'étude et non plus uniquement en surplomb. Ce qui soulève des interrogations, c'est plutôt sa démarche en aval, en ne se concentrant que sur une facette de la réalité, au profit d'un réalisme spectaculaire ; au détriment d'une vision englobante à l'instar des documentaires de Frederick Wiseman. Cela pose ainsi la question de la dualité ou non entre divertissement et dénonciation.


Puis, Fouad Nabba ajoute, lors de la même interview, que le scenario est « trop réel ». Dès lors on comprend la malheureuse synonymie, dans le langage courant, entre le réel et la réalité. Or, c'est une distinction fondamentale qui nécessite les outils de la psychanalyse, et plus précisément l'analyse lacanienne. Pour Jacques Lacan, le réel n'est que supposable, par l'expérience, et relève de l'indicible ; la réalité quant à elle n'est que la « grimace du réel » qui déduit le réel par la projection du symbolique. Donc, la réalité apparaît toujours comme le produit d'un point de vue subjectif, qu'il soit inédit ou partagé. Karim Dridi tente d'atteindre le réel. Les projets initiaux des pionniers de la photographie et du cinéma n'étaient-ils pas d'emprisonner le réel ? Toutefois, il revendique une réalité qui est subjective et qui se range du côté Sofiane et uniquement du sien, car le spectateur ne voit et et n'entend que ce dont le personnage fait l'expérience. Ceci étant posé, réalisme et subjectivité n'entre pas toujours en conflit. Il y a bien une unicité du réel mais, une pluralité des réalités plus ou moins fidèles à leur référant. Chouf, est une réalité partagée, mais n'a pas valeur d'universel. Dès lors, ce film n'est qu'une part de l'objectivité, une objectivité qui se considère comme la somme des subjectivités. C'est ce que confirme les écrits de Michel Leiris « c’est en poussant le particulier jusqu’au bout qu’on atteint au général, et par le maximum de subjectivité qu’on touche à l’objectivité ».


La thématique de **l'altérité** est largement exploitée par Karim Dridi dans cette « trilogie marseillaise » (Bye-Bye, 1995 ; Khamsa, 2008 ; Chouf, 2016). Ainsi, Chouf comme fable sociale, met en avant le parcours et la difficulté de se faire une place, tant géographique que sociale, dans un groupe en adoptant ses codes. Ainsi, elle apparaît comme une sœur de la « littérature migrante » défendue par le romancier Alain Mabanckou, et dont l'une des récurrences est un questionnement sur l'identité : quoi, entre l'origine et la nationalité, a la primauté dans la définition de l'individu ? Comment se faire une place dans une société qui n'est pas ou plus la sienne, et quels liens nous unissent mutuellement ? En somme, définir comment un individu peut devenir étranger dans son propre pays. De ce fait, selon les propres dires de Sofiane, il n'arrive pas à trouver « sa place ». Une scène-tableau symbolique illustre cette volonté d'insertion : Sofiane souhaite s'entretenir avec son amie Najette (Nailia Harzoune)  qui révise dans une bibliothèque. Pour cela il va d'abord frapper à la baie vitrée  qui les sépare, puis une fois son attention sollicitée, tous deux vont longer cette longue baie vitrée pour se rejoindre à la porte. Cela retranscrit bien cette difficulté à franchir les frontières sociales et géographiques. Plusieurs dialogues retranscrivent cette idée :  lorsque le régisseur plateau où travail Najette lui rappel « On ne rentre pas comme ça ici » ou quand Marteau (Zine Darar) le met en garde « On n'est pas dans ton école de commerce ici ». À partir de là, on suit sa trajectoire : d'abord rejeté puis intégré. Cela se lit parfaitement dans le cadrage qui l'isole dans un premier temps et qui par ces regards caméra lors de gros plan, permet d'établir une complicité entre le spectateur et le personnage. Puis progressivement, les scènes de groupe se multiplient et les plan d'ensemble rapproche les personnages entre eux. 

La gravité du scénario alliée à l’inquiétante beauté des paysages et des rares musiques de saxophone donne des allures de tragédie grecque au récit. Néanmoins, elle est incarnée par des personnages inégalement développés, Sofiane et Reda étant les plus épais. Ce dernier est véritablement une figure ambiguë tantôt tutélaire, tantôt menaçant : la scène de l'urinoir entre Reda et Marteau qui joue sur les dialogues, les couleurs, le gros plan et la contre-plongée est sans doute représentative de cette idée. Dès lors, au fur et à mesure de son ascension, Sofiane passe de l'élève de Reda, souligné par la prise de vue en plongé, à son égal voire à son maître, souligné par la prise de vue en contre-plongée. Finalement ce récit initiatique se clôt par la sentence de Reda, qui entérine cette ascension destructrice, lorsqu'il lui dit « Toi et moi, on est les mêmes ».


Enfin, Chouf offre également une réflexion autour de la **marginalité**. Les marges pouvant être définies comme un écart, tant social : ici c'est une zone en rupture par rapport à la loi, que géographique : ici la zone est en périphérie de l'hyper-centre de Marseille. Dès lors c'est une marge excentrique et excentrée en fonction d'une centralité. D'ailleurs, Reda dit à Sofiane à propos de Marteau « il connaît pas Marseille, il est jamais sorti de son quartier ». C'est bien la notion de marginalité qu'il met en évidence ainsi que son enclavement spatial et son isolement social qui lui sont corollaire. Une faible mobilité qui s'accompagne néanmoins d'un sentiment de fierté et d'attachement au territoire, à « sa cité ». Au fond, c'est un « renversement du stigmate » (Olivier Milhaud) car les contraintes de la marge se muent en ressources. Il y a une véritable territorialisation, c'est-à-dire une appropriation du territoire par les individus. Par l'emprise spatiale : le trône de guetteur, sorte de haut-lieu, sur lequel Gatô (Foziwa Mohamed) siège, le restaurant fast-food de kebab, l'arrière-cour du négoce et de la vente mais aussi les tags symbolisent bien un marquage de l'espace. Marteau le résume parfaitement lorsqu'il clame du haut d'un terrain vague, une Kalachnikov à la main , à une mère de famille « C'est chez nous ici, tu as compris ?! ». Ce « nous » est une véritable famille, biologique et symbolique.

Cela étant, la notion de marginalité, et de distance qui lui est associée sont fortement à nuancer au regard des outils de la géographie et plus spécifiquement, l'analyse de Jacques Lévy. En effet cette distance, consubstantielle à la notion de marge, se réduit selon trois paramètres, qui trouvent place dans Chouf : les transports (piéton, deux-roues, voiture, camion) ; les outils de télécommunication (téléphone) ; la coprésence, ou la coexistence sur un même lieu de classes sociales distinctes (client/vendeur).


Cependant, le film met bien en exergue qu'on aurait tord d'uniquement considérer la marge dans le rapport qu'elle entretient avec centre par une relation spécifique : choisie, subie ; dominée, intégrée, délaissée. Ces périphéries de Marseille sont incluses dans un véritable système, comme mise en relation de différents acteurs nécessaires au fonctionnement d'un tout, ici hiérarchisé. Des acteurs et logiques purement endogènes d'une part : tous les acteurs de l'offre de ce systèmes sont issus de l'environnement proche et sont hiérarchisés allant de guetteur à chef du réseau en passant par plusieurs stades intermédiaires : charbonneur, transporteurs, sécurité, nourrice, préparateur, comptable etc. Mais également des logiques et acteurs exogènes d'autres part : la clientèle, qui comme le souligne Karim Dridi n'est pas seulement issue des quartiers périphériques mais émanent également de quartiers plus centraux voir de l'étranger, la famille sur place mais également au « bled » qui profite des retombées économiques de cette manne, enfin, et de manière plus singulière, un agent extérieur chargé de l'organisation même du système : ici c'est le rôle pivot de Sofiane qui applique ce qu'il a apprit au fil de ces études supérieures, les règles de l'économie comme la rationalisation, la fidélisation du client ou la diversification de la gamme. Dans ce sens, ce qui est véritablement intéressant, c'est que Chouf nous offre un bel exemple géographique d'une organisation réticulaire. Organisation spatiale que retranscrit bien la scène d'exposition qui par un montage assez rapide énumère point d'observation et point de vente.


Finalement, ce décentrement du regard sur la réalité de la marginalité, permet d'approcher une vérité brute : la difficile insertion de toute une catégorie de population dans les rouages du légal et en même temps une survalorisation, une fierté de cet illégal. La question n'est pas tant de savoir si la finalité du film Chouf est de divertir ou de dénoncer, car c'est certainement les deux, c'est de s'enquérir de l'impact qu'aura un tel film auprès du public, et plus particulièrement sur sa jeunesse. Sur le fond, le scenario permet de les sensibiliser pour qu'ils empruntent une route « droite » comme le préconise le père de Sofiane (Slimane Dazi) et qu'ils intègrent qu'il est nécessaire de réduire les inégalités par une démocratie citoyenne plus participative ou en améliorant les failles de la politique de la ville. Sur la forme, la réalisation permet de les attirer dans les salles de cinéma. En revanche, n'occulte-t-elle pas le fond du problème ? Ce qui est à redouter, c'est l'effet Scarface (1983) ou La Cité de Dieu (2002) pièces majeures d'une culture populaire. L’œuvre du brésilien Fernando Meirelles est d'ailleurs abondamment citée dans le long-métrage par son scenario, sa direction d'acteur, ses plan-séquences. Une grille de lecture est donc nécessaire pour un relatif équilibre entre le fond et la forme.


«  Qu'a-t-on fait pour protéger les nôtres des mêmes erreurs que les nôtres ? Regarde c'que deviennent nos petits frères, d'abord c'est l'échec scolaire, l'exclusion donc la colère, la violence et les civières, la prison ou le cimetière. On n'est pas condamnés à l'échec, pour nous c'est dur, mais ça ne doit pas devenir un prétexte » Banlieusards – Kery James.

Moodeye
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le 17 déc. 2017

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