Elle avait l’odeur d’une voiture toute neuve. C’est à peu près la meilleure odeur au monde. Peut-être sauf celle d’une chatte
Un adolescent introverti fait l’acquisition d’une voiture délabrée qu’il entreprend de ressusciter ; profanée par une bande de condisciples malveillants, l’automobile, animée d’une rancune vengeresse, se chargera elle-même de châtier ses tortionnaires.
Une Plymouth Fury sous la lune d’Halloween
Je confesse d’emblée mon incrédulité profonde face au choix, pour une soirée spéciale Stephen King, de projeter Christine dans mon cinéma de quartier. Ce n’est point, à mes yeux, l’adaptation la plus intemporelle de l’écrivain du Maine ; son vernis d’époque, ses postiches capillaires et son rock saturé accusent les outrages du temps. Et pourtant, sitôt les phares de la Plymouth Fury 1958 s’allument dans la nuit, une fascination lente et malsaine s’installe — comme un chant mécanique, à la fois suave et mortifère.
Une histoire d’amour… carburée à la déraison
Car il s’agit bien ici d’une histoire d’amour, improbable et pourtant implacable : celle d’un adolescent introverti, Arnie, et de sa voiture ensorcelée, Christine. Sous ses dehors de film d’horreur, cette production s’avère une fable érotico-métaphysique sur la possession et la métamorphose. La voiture devient l’objet fétiche, le substitut vrombissant du désir sexuel refoulé ; elle condense la frustration, la jalousie et la griserie d’une émancipation dévoyée. Carpenter, avec sa science du tempo visuel, parvient à faire ronronner la lubricité sous le vernis du chrome.
Le moteur de l’adolescence : une métaphore furieuse
La plus grande force du film réside dans cette utilisation magistrale de l’automobile comme métaphore polymorphe.
Elle incarne à la fois l’éveil d’une individualité blessée et la passion dévorante qui consume tout. Pour le protagoniste, la restauration de la voiture correspond à sa propre régénération : plus il polit la carrosserie, plus il redresse son ego meurtri ; plus elle brille, plus il s’assombrit. Le jeune homme, naguère souffre-douleur malingre, devient une figure arrogante, même démoniaque — un Narcisse motorisé, reflété dans le vernis rouge sang de sa complice métallique.
Une œuvre de chair et de tôle
La production s’offre ainsi comme une tragédie mécanique où la machine, investie d’une sensualité troublante, dévore celui qu’elle prétend libérer. Le réalisateur sublime cette fusion charnelle entre l’humain et le métal : l’enveloppe métallique palpite, les phares respirent, le moteur gémit comme un cœur jaloux. L’horreur naît non du fantastique, mais du désir rendu matériel, du fantasme adolescent incarné dans une carrosserie miroitante. La voiture, plus qu’un monstre, devient un symbole délitescent — elle perce la psyché de son propriétaire comme un amour impossible et totalitaire.
Entre terreur et invraisemblance : le grotesque du moteur meurtrier
Il faut toutefois reconnaître qu’aussi brillante soit la métaphore, l’idée même d’une voiture meurtrière conserve un parfum d’invraisemblance burlesque. Voir un véhicule — fût-il rouge sang et animé de jalousie — s’élancer de lui-même pour écraser, traquer ou étouffer relève d’une fantaisie morbide à la frontière du ridicule. Carpenter, conscient de cette potentialité grotesque, parvient heureusement à en faire un sérieux stylisé, un tragique outré mais maîtrisé, où le rire se mue en malaise. La scène du moteur qui rugit dans l’obscurité ou de la voiture se reconstituant d’elle-même évoque moins le réalisme que la puissance archaïque du mythe : l’objet animé par la passion de son maître.
Ainsi, la pellicule oscille avec panache entre l’absurde et le sublime, entre le grotesque mécanique et la poésie du cauchemar chromé, trouvant dans cette tension même sa singulière fascination.
Une nostalgie carnivore
Si ce n’est peut-être pas l’adaptation de King la mieux préservée par les ans, elle demeure un film d’une troublante cohérence symbolique. Le metteur en scène, fidèle à sa rigueur minimaliste et à son ironie glacée, filme l’adolescence comme une course vers l’abîme, une initiation pervertie où la liberté s’achète au prix de la perte de soi.
Bref, c’est une œuvre délicate et monstrueuse, sensuelle et chromée, un poème noir sur l’éveil, le désir et la destruction, qui continue, malgré ses rides, à faire rugir la nostalgie et grincer la morale.
Un film que le temps n’a pas épargné, mais dont la carrosserie symbolique brille encore d’un éclat pervers, mi-souvenir, mi-cauchemar.
La merde, ça se nettoie