Comme beaucoup de réalisateurs de sa génération, Cronenberg a commencé comme un cinéaste fauché, auteur de films crado et vecteurs de sensations fortes, mais balançant çà et là un message sociétal pertinent. Et il a fini en réalisateur inséré et adoubé, aux films plus lisses, mais plus construits, plus maîtrisés.


Avec Chromosome 3, on en est encore aux débuts, aux balbutiements, malgré une identité visuelle forte et un ancrage profond dans le cinéma de genre. Le film part déjà d’une excellente idée : dans un futur proche, une thérapie novatrice permet aux gens d’extérioriser leur mal-être psychique sous la forme de plaies et de marques physiques. A cela vient se greffer un conflit individuel (et largement autobiographique) : une femme plonge à corps perdu dans cette thérapie aux allures de secte (les patients sont confinés dans une sorte de sanatorium avec interdiction de sortir ou de voir leurs proches), délaissant son mari et entourant sa fille d’un amour de plus en plus malsain. Mais le récit, quoiqu’il se tienne assez bien sur une heure et demie, s’enlise dans les incohérences : ainsi, des gens peuvent aller et venir comme dans un moulin sur une scène de crime, marcher sur l’emplacement du cadavre marqué de bandes blanches et toucher à tout sans craindre d’y laisser leurs empreintes…et de la même façon, un homme lambda peut-être tellement impliqué dans une enquête policière en cours que les flics vont jusqu’à lui donner des détails confidentiels, et même à l’emmener à la morgue pour qu’il profite du verdict du médecin légiste. Autant de facilités propres au film d’horreur moyen, qui ne contribuent pas trop à nous immerger dans sa diégèse…


Heureusement, la mise en scène reste à la hauteur : certes, le budget un peu restreint s’y fait sentir ; mais cela convient assez bien au film. L’ensemble reste sobre, efficace, n’abat pas toutes ses cartes d’un coup et prend son temps avant de dévoiler ses effets. Résultats, les quelques vraies scènes d’horreur du film n’en sont que plus percutantes. On reçoit avec d’autant plus de force les symboles véhiculés par Chromosome 3 que Cronenberg a pris son temps avant de nous montrer où il comptait vraiment aller. Il nous a fait mariner pendant une heure, à l’instar de son héros, avant de nous pousser vers une révélation finale (doublée d’une fin à l’ouverture inquiétante) au-delà de toute espérance.


D’ailleurs, grâce à ce film, on retrouve en filigrane certains de ses sujets de prédilection, qu’il poursuivra ponctuellement ou régulièrement dans ses autres films. Tout d’abord, la maternité : comme ce sera plus tard le cas dans La Mouche ou Faux-Semblants, on y voit une femme enfanter des monstres. Dans Chromosome 3, les mutants engendrés sont doubles : il s’agit aussi bien de ces émanations de l’inconscient changés en bambins monstrueux (mais qui, en purs produits psychiques, ne peuvent se reproduire et meurent une fois ses émotions passées) que de cette malédiction familiale, biologique celle-là, transmise de mère en fille et transformant les femmes en porteuses du mal. Cronenberg dépeint d’ailleurs l’amour maternel comme défaillant : trop lointaine ou trop proche, maltraitante ou possessive, la mère ne peut que créer des monstres psychiques, c‘est-à-dire des enfants traumatisés, voués à n’être rien d’autre que le résultat du « modelage » maternel. Et donc des réceptacles idéals pour que le cycle se perpétue…
L’autre thème, le plus « Cronenbergien » des deux, c’est ce constat selon lequel les innovations scientifiques les plus modernes sont aussi les plus aptes à faire régresser les humains. Le titre original, « The brood » (« La couvée ») résume bien la bestialité dont il va être question durant tout le film : cette thérapie révolutionnaire censée soigner les gens va en fait donner corps à leur inconscient dans ce qu’il a de plus primitif. Réduite à sa seule fonction reproductive au cours de son traitement, Nola laisse éclater une rage meurtrière d’ordinaire sagement refoulée, tandis que lui pousse une poche utérine externe semblable à celle d’un insecte. Quant aux petites créatures enfantées, leur animalité ne fait aucun doute, et il suffit de regarder cette scène où leurs mains ensanglantées transpercent le mur, prêtes à s’en prendre à leur « sœur », pour s’en persuader. Ainsi, psychisme et instincts s’embrouillent dans un mélange malsain, tandis que la « guérison » espérée de la patiente la fait plonger au cœur du continent le plus noir de son mental.


Moins outrancier que Frissons, sorti avant lui, moins satyrique aussi, Chromosome 3 se fait sombre, et suintant d’amertume. Montrant, comme dans une bonne partie de la filmographie de son réalisateur, une forme de mal incurable, il réveille chez son spectateur des terreurs infantiles (la seule enfant « normale » du film y est sans cesse traquée, capturée, battue, couvée par des regards malveillants) et met le doigt sur les côtés sombres de la parentalité, rappelant à chaque scène qu’un enfant n’est jamais que la somme des névroses de ses géniteurs, névroses qu’il léguera à son tour à sa portée. Plus que jamais, chez lui, la voix est sans issue.

DanyB
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le 6 mars 2022

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Dany Selwyn

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