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Le consumérisme contemporain est marqué par l'obsolescence programmée. Nos outils, nos téléphones, nos ordinateurs, nos médias sociaux passent à travers une progression infinie et artificielle de mises à jour. Les logiciels deviennent dépassés. Le matériel devient démodé. Les mises à jour sont requises afin de rester dans le courant. La logique de la mise à jour est profondément intégrée dans notre capitalisme. C'est la raison pour laquelle votre iPhone ne durera probablement pas plus de trois ans, et ipso facto la raison pour laquelle le revenu brut d'Apple en janvier 2012 est plus grand que le PIB de 105 pays, dont la Slovénie.

Mais cette logique est fondamentalement exclusionniste. Les mises à jour sont pour ceux ayant les moyens de se les procurer. Ainsi, le champ du consumérisme est démarqué par les classes. Les mises à jour sont un amalgame décadent entre l'utilité et le luxe, et existent en premier lieu pour ceux ayant les moyens de faire des choix esthétiques sur comment leurs vies sont vécues, donc les aisés. La relation des classes sociales à leur technologie est une division entre la fonctionnalité et l'esthétisation ; la technologie non mise à jour des pauvres est simplement fonctionnelle, un ajout à la vie-même, là où la technologie upgradée des bourgeois est un ajout au plaisir esthétique.

Dans le Chronicle de Josh Trank cette logique consumériste est articulée à travers le trope à la mode des blockbusters actuels, l'histoire des origines d'un, ou de plusieurs superhéros. Trois lycéens découvrent un mystérieux objet cristallin scintillant, et développent par la suite des habilités télékinétiques - la possibilité de déplacer des objets par la force de leurs esprits et, éventuellement, réussissent à se projeter dans les airs pour voler. Du plaisir insouciant en découle. Mais l'un des membres du trio, Andrew - celui qui est pauvre - est déstabilisé mentalement par ses nouveaux pouvoirs. La violence explose, et il doit être arrêté.

Le film lui-même appartient à cette nouvelle classe très à la mode d'esthétiques hollywoodiennes "mises à jour", le found footage. Style où la narration est transmise à travers des caméras intra-diégétiques : caméscopes, vidéosurveillance, téléphones portables existent dans la scène. Dans ce cas Andrew est à la fois notre anti-héros et notre cameraman, faisant flotter divers systèmes d'enregistrement autour de lui en orbites télékinétiques.

Dans la logique consumériste de Chronicle, la supervilenie bourgeonnante d'Andrew est implicitement liée à sa pauvreté. Ses circonstances socio-économiques difficiles, et ses névroses sociales qui en ont dérivé, l'ont poussé à n'exister qu'en dehors du cycle bourgeois d'obsolescence programmée et de mise à jour : il ne peut s'offrir notre iPhone 5 métaphorique. Ayant obtenu des superpouvoirs, la "mise à jour", qui sont en quelque sorte le Commonwealth régnant sur ses frères de classe moyenne, il se perd dans une dysmorphie de classe sociale, et ne peut que se détruire, ainsi que les autres.

Chronicle suit le désastreux périple d'Andrew vers le haut de l'échelle sociale au travers des différents systèmes d'enregistrement qu'il utilise pour documenter sa vie et au travers des niveaux variables de capital social encodés dans ces derniers.

Le premier acte est raconté en majorité par l'intermédiaire d'une vieille caméra vidéo achetée par Andrew. Son père est un ancien pompier handicapé et alcoolique vivant sur sa pension ; sa mère est malade chronique, et ses médicaments coûteux se répercutent fortement sur leurs maigres ressources financières. La caméra, lorsque découverte par le père, est vue comme une extravagance financière, requérant une rétribution violente. Cette violence, dans les faits, est l'impulsion poussant Andrew dans l'auto-documentation : en filmant les rages alcoolisés de son père, il espère pouvoir se protéger d'elles. C'est la relation des pauvres à la technologie : celle de survie.

Le deuxième acte est filmé par une nouvelle caméra plus développée, offerte à Andrew par son cousin Matt (lui aussi porteur de superpouvoirs). C'est l'âge d'or. Andrew exulte dans ses nouveaux pouvoirs, et dans l'amitié que cela lui permet d'avoir avec son cousin Matt, et avec le troisième du trio, Steve. Sa "mise à jour" l'a fait muter de facto en bourgeois. Son auto-documentation n'est désormais plus pour sa survie mais pour le plaisir, et le film narre désormais les joies esthétiques de leurs superpouvoirs : le vol dans les airs ; les farces ; la nouvelle force ; l'adoration sociale qu'ils reçoivent.

Mais Andrew n'est pas à sa place. Même la nouvelle caméra est littéralement au-delà de ses moyens financiers. Les névroses sociales développées par sa pauvreté ne font que le déstabiliser dans cet environnement bourgeois. Après avoir sécurisé son nouveau capital social à l'aide d'un spectacle de magie assisté par la télékinésie, il est invité à une soirée chez un de ses camarades de classe, où il est l'attraction de la soirée et l'objet des désirs d'une jolie fille. C'est le point culminant narratif du teen movie américain : le nerd devient populaire et perd sa virginité. Mais Andrew merde. Il devient ivre et vomit sur la fille, s'humiliant dans le processus. Dans le stress émotionnel qui suit, Andrew cause accidentellement la mort de Steve, qui avait travaillé le plus pour le faire avancer socialement.

Exclu à nouveau de la société bourgeoise, Andrew développe une compréhension troublée de sa place dans la hiérarchie sociale. Il vient à en croire qu'il est un prédateur alpha, avec un droit naturel à la domination sur le reste de la société. La santé de sa mère et les finances se détériorant, Andrew en arrive au braquage pour obtenir les fonds pour ses médicaments. Le hold-up d'une station-service se déroule mal et il est défiguré et brûlé dans une explosion. Informé dans l'hôpital que sa mère est morte, Andrew commence à se déchaîner sans limites dans le quartier des affaires de Seattle, pour être arrêté seulement par l'intervention létale de son cousin privilégié Matt, qui prend symboliquement le rôle du protecteur bourgeois maîtrisant l'intrus perturbé de classe inférieure.

Sa deuxième caméra ayant été détruite lors de l'explosion de la station service, Andrew obtient les moyens de filmer sa folie destructrice par le vol, arrachant télékinétiquement des appareils mobiles, tablettes et smartphones des mains des passants outrés. C'est le climax de sa dysmorphie de classe : croire qu'il peut obvier à ses propres désavantages et développer son avancement vers le haut de l'échelle sociale par la force. Chronicle cesse d'offrir une motivation narrative pour l'auto-documentation d'Andrew : elle ne procède plus selon aucune logique, qu'elle soit de survie ou esthétique ou autres, mais est une folle perpétuation d'un modèle comportemental qu'il n'est plus en mesure de briser.

L'histoire d'un homme pauvre qui, par la chance ou la ruse, essaye de pénétrer le milieu bourgeois pour se voir son chemin bloqué est familier (Titanic, par exemple, vient en tête). Si les bourgeois sont bons à quoi que ce soit, c'est à identifier et exclure l'Autre. La nouveauté de Chronicle est de mêler cette histoire à la narration du superhéros méritocratique. Spiderman et Superman, tous deux orphelins et rejetés, en sont les prototypes, dépassant leurs origines tragiques pour devenir des héros adulés. Pourquoi Andrew échoue ? Pourquoi Chronicle souhaite le voir échouer ? Dans la logique de Chronicle, les superpouvoirs sont le droit naturel, par richesse et par privilège, des bourgeois, et sont explicitement au-delà des moyens, matériels et psychologiques, des pauvres. Les mises à jour sont pour la classe supérieure. Les pouvoirs sont pour les privilégiés.

Bien qu'il soit lucide à propos du cycle de la pauvreté et des difficultés à dépasser les barrières de classe, en mêlant ce "réalisme" à la force émotionnelle du mythe de superhéros, Chronicle expose et perpétue à la fois nos divisions de classe : son articulation de notre logique capitaliste est une épée à double tranchant.

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le 21 févr. 2013

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