"Pourvu qu'il n'y ait plus de guerre…"

Nikita Mikhalkov fait partie de ces cinéastes qui aiment brouiller les pistes : après trois premiers long-métrages en costume, de prime abord Cinq Soirées pourrait paraitre sa première incursion dans l'URSS contemporaine, mais il n'en est rien, puisque le film se déroule à la fin des années 50. Pourtant, alors que le cadre tsariste de ses précédentes œuvres avait eu droit à un traitement en couleurs, le Moscou seulement vingt ans plus vieux de son quatrième film bénéficie d'une photographie sépia !


Il s'agit bien sûr pour Mikhalkov de créer une ambiance, mais pas nécessairement morose et sinistre. Peut-être est-ce dû à mon affinité pour cette touche désuète qu'est le sépia (ah, cette ouverture de Butch Cassidy et le Kid…), mais rappelons-nous que l'ami Nikitka a déjà utilisé ce procédé pour son flash-back bucolique au début de Le Nôtre parmi les autres.


L'excellent Bernard Murat, dans son bref commentaire du film inclus sur le DVD des éditions Potemkine, dit de Cinq Soirées qu'il est à son sens "le plus politique" des films de Mikhalkov. Je ne suis pas sûr que j'irais aussi loin, mais quoiqu'il en soit c'est une nouvelle preuve du talent du réalisateur russe à jouer avec les affinités et les impressions de son public.


Le générique d'ouverture du film se déploie certes sur fond d'images d'archives, montrant pêle-mêle Jeunes Pionniers portant fièrement le drapeau rouge dans les rues moscovites, Spoutnik paré au lancement et divers signes du niveau de vie croissant des citoyens soviétiques, mais je n'y voie pas d'ironie – au contraire, juste une certaine nostalgie de la période incontestablement la plus heureuse et la plus optimiste du règne de l'URSS, lorsque la déstalinisation rimait avec essor culturel, conquête de l'espace et autres avancées. Cela devait cependant paraitre un bien lointain – et bien amer – souvenir dans la gérontocratie brejnévienne des spectateurs du film, raison de plus pour l'emploi du sépia…


Plus mordant : la télé a fait son apparition dans les ménages, mais seulement les plus favorisés, et au début du film, ce n'est que pour diffuser de la propagande vantant les mérites des fameuses "terres vierges" chères à Khrouchtchev et auxquelles Denis Villeneuve fera un clin d'œil ravageur dans son Blade Runner 2049. Or, les seules personnes offrant leur attention aux rêves de grandeur colonisatrice de l'autre Nikita Sergueïevitch sont un gentil petit couple à la retraite et sans avenir… septuagénaires et androïdes, probablement pas les pionniers que le bouillant Premier Secrétaire attendait.


Ironie teintée de nostalgie, donc, mais je n'y vois pas le cynisme et encore moins la subversion que Murat, et apparemment la censure très chatouilleuse de l'époque, ont pu y lire. Point de dénonciation du régime d'alors, mais au contraire un certain regret, et certainement l'impression que cette période va trop vite pour nos deux principaux protagonistes, Alexandre Petrovitch Iline et Tamara Vassilievna. Lui se dit ingénieur en chef de l'important combinat chimique de Podgorsk, elle est contremaitre de l'usine "Commune de Paris". Tous deux se fréquentaient et s'aimaient dans leur jeunesse, avant que la guerre ne les sépare. Réunis par le plus grand des hasards, ils vont réapprendre à se connaitre durant les fameuses cinq soirées qu'Iline va passer dans son appartement à Moscou.


L'après-guerre ne semble en effet pas leur avoir réussi : en réalité, Iline a claqué ses brillantes études pour avoir osé s'opposer à un professeur tyrannique tandis que la sévère Tamara mène une vie métro-boulot-dodo qu'elle déteste mais supporte avec une abnégation austère et toute soviétique. Elle considère d'abord avec méfiance l'irruption de ce symbole d'une vie révolue, mais le sympathique Iline parvient à la dérider. C'est surtout en voyant son neveu Slava, adolescent typiquement flemmard dont elle a la charge depuis la mort de ses parents au front, fréquenter la pétillante Katia que les souvenirs des temps heureux réémergent et que Tamara considère même l'idée d'accepter la proposition de son Sacha de partir "au nord" (loin de la terre promise par Khrouchtchev, détail subtil) pour refaire leur vie ensemble.


Mais son mensonge ronge Alexandre Petrovitch. Il se met à fuir Tamara et se cache derrière son alter ego Timofeïev, le véritable ingénieur en chef, mais incapable lui aussi de trouver une femme et de fonder une famille – encore un homo sovieticus marqué par les horreurs de la guerre et trop dévoué à son travail pour songer à autre chose, à l'inverse des jeunes Slava et Katia qui ne prennent pas le travail et les études au sérieux, préférant aller au cinéma, exactement comme des ados occidentaux. Cette dévotion au labeur, synonyme selon Mikhalkov de passer à côté du vrai bonheur, est également ce qui menace la très jolie Zoïa, compagne d'Iline au début du film.


Le film est traversé tout du long par cette idée très mikhalkovienne de seconde chance, de reconnecter avec un passé marqué par l'optimisme et le bonheur, ce qui est valable pour Sacha et Tamara, mais aussi pour le pays. De là à faire du premier le symbole de la liberté d'expression face à la rigidité toute soviétique de la seconde, il y a cependant un pas qu'à la différence de M. Murat je ne franchirai pas. "Aimez-vous au lieu de tout le temps penser au Parti", tel est le message que je lis dans Cinq Soirées et qui en fin de compte le même que dans Le Nôtre parmi les autres, dont le niveau de subversion me semble égal si ce n'est légèrement supérieur. Il n'est nullement question ici d'oppression permanente, de "Big Brother" épiant les citoyens lambda comme cela peut être le cas dans Una giornata particolare d'Ettore Scola.


Ce qui cependant fait la différence à mes yeux et fait de Cinq Soirées le film le plus abouti de Mikhalkov jusqu'alors, c'est la maitrise de la forme. J'ai déjà évoqué la beauté de la photographie, mais la mise en scène et la mobilité de la caméra sont beaucoup plus subtiles et élégantes que sur ses précédents films. Il s'agit pourtant là aussi de l'adaptation d'une pièce de théâtre, d'Alexandre Volodine cette fois-ci, mais Mikhalkov évite l'erreur de Partition inachevée… de se contenter de poser sa caméra et filmer untel ou untel pérorer sans arrêt. Une grande partie du mérite revient aux acteurs, moins théâtraux eux aussi, surtout Stanislav Lioubchine (Iline) dont la performance très fine et sensible s'apparente beaucoup plus au jeu d'Anatoli Solonitsyn dans Le Nôtre parmi les autres qu'aux lamentations et aux yeux exorbités des acteurs des deux autres films.


Tendre, élegant et mélancholique, Cinq Soirées est du Mikhalkov à son plus haut niveau. C'est également un beau témoignage de la vie de tous les jours dans l'URSS de l'époque. Les longueurs ne sont ici pas un problème, mais je regrette toutefois une fine un peu moins réussi que d'habitude : la dernière réplique est sublime, de même que le traveling sur les murs de la pièce (tactique géniale que Nikitka reprendra notamment dans Soleil Trompeur et Le Barbier de Sibérie), mais le retour à la couleur, l'utilisation de la Nocturne en ré mineure de Chopin et l'interview du pianiste américain à la télé forcent inutilement le trait.


Je terminerais cette critique en citant l'une des toute premières lignes de dialogue du film, que je trouve absolument merveilleuse : "L'amour, c'est comme le courant électrique" s'émerveille, produit de son époque, la jeune Zoïa. "Le courant alternatif…" lui rétorque, caustique, Alexandre Petrovitch.

Szalinowski
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le 23 janv. 2019

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