À première vue, Climax possède une forme qui correspond adéquatement à son contenu. Le plan-séquence permet en effet cette immersion totale et radicale au sein du déroulement de l’action en cours, en ce que, tout d’abord, il se tient sur la scène même des événements, et non en un non-lieu et en un non-temps qui le ferait se déplacer, au gré des coupures de montage, d’un lieu à un autre de la scène, comme un observateur immatériel et omniscient ; en ce que, d’autre part, il ne hiérarchise pas les éléments qu’il filme, qu’il ne les partage pas en essentiel et en inessentiel, grâce, par exemple, à un gros plan, ou en des angles de caméra soigneusement choisis ; le plan n’est pas structuré, ou en tout cas pas selon des modalités immédiatement apparentes. Le plan-séquence est ainsi ce flux continu qui, d’une part, emporte le spectateur dans son mouvement en lui donnant à voir des événements dont la valeur immédiate ne se dégage pas de manière évidente, et, d’autre part, attache le spectateur en un point spatio-temporel déterminé et situable, ne lui donnant par là strictement aucun pouvoir, aucun contrôle, sur ce qu’il se passe hors cadre. Le spectateur ne peut pas voir ce qui se déroule juste à côté, ou s’il le veut, il faut alors que la caméra se tourne ; mais, durant ce laps de temps, l’événement a déjà changé, il n’est plus le même que ce qu’il était hors champ, en sorte qu’il manque peut-être des informations essentielles pour pouvoir le comprendre ; déjà, dans la volonté même d’entamer le mouvement pour saisir un événement, est contenu l’échec de l’entreprise, car l’événement a déjà commencé au moment où enfin, nous arrivons à lui. En outre, il peut se produire, dans le même temps où nous nous mouvons, un autre événement, de là où nous sommes partis, ou en un autre endroit, en sorte que si nous voulons également saisir cet événement, il faudra prendre le risque d’abandonner celui que nous étions en train d’observer, perdre du temps à effectuer le mouvement, tout cela pour constater à nouveau l’échec de l’entreprise, l’événement ayant déjà fui dans son ailleurs. Le plan-séquence est ainsi renvoyé d’un point à un autre, balancé d’un côté et de l’autre, dans une fuite éperdue qui ne fait qu’affirmer toujours plus l’impossibilité de comprendre les événements en leur totalité, ou en leur logique. Il est totalement immergé dans l’action, et est contraint par là de n’en saisir que des moments, des aspects, des éléments partiels et extrêmement limités. La seule chose que l’on comprend, c’est précisément que l’on ne comprend pas.


Cependant, moyennant certaines circonstances, il se peut que le plan-séquence n’acquière pas cette signification-là ; au lieu, alors, d’être en véritable immersion dans son milieu, à égalité avec les personnages et auprès d’eux dans leur désarroi, le plan-séquence est au contraire plutôt comme une présence étrangère, extérieure, qui observe placidement les personnages, sans sembler vouloir les comprendre, sans sembler vouloir s’impliquer auprès d’eux. Même dans des moments de grande dégénérescence, où la caméra tourne sur elle-même, est prise de mouvements violents, comme contaminée par le désordre généralisé, même dans ces moments-là, c’est comme si ces effets de style n’étaient pas des effets de participation au désordre intra-diégétique, mais plutôt des effets « d’accordement », « d’ajustement » de la forme avec ce qu’il se passe dans le contenu ; la folie s’empare de l’action, et donc, par suivisme, pour accompagner cette folie, la caméra consent à tourner sur elle-même. Ça n’est pas la caméra qui est elle-même prise de folie et qui renonce définitivement à comprendre la logique des événements, mais c’est plutôt comme une présence extérieure qui redouble la folie intra-diégétique par une folie extra-diégétique. La caméra n’est alors plus une actrice participant à égalité avec les autres à l’action générale, mais elle est une observatrice à l’œil implacable et détaché. Elle s’assimile alors au Destin, à la nécessité immuable et fixe qui sait d’avance ce qui va se passer, qui n’observe les personnages que pour y trouver la confirmation de ce qu’elle connaît déjà.

On assiste alors à un dédoublement : le particulier (le développement de l’action) se sépare de l’universel (le propos final) et se laisse surplomber par ce dernier. L’un et l’autre ne sont plus en rapport d’immanence, mais l’un a déjà dépassé l’autre, il lui est déjà au-delà. Gaspar Noé ne « joue pas le jeu » du particulier, il en a déjà fini avec lui, il est déjà auprès de son universel, son carton final, qui dit implacablement que « vivre est une impossibilité collective ». De par cette séparation, le particulier, le développement, le contenu, acquiert alors toute la lourdeur de la démonstration ; l’universel est simplement démontré, illustré ; il n’est pas dégagé, tiré, extirpé du contenu particulier, il ne s’y identifie pas, mais lui demeure relativement extérieur. Et c’est cette extériorité, ce manque d’implication, qui confère au plan-séquence la valeur que nous avons décrite : la valeur du destin. Celui-ci, par conséquent, n’a plus que très peu à voir avec les personnages : comme l’impossibilité de l’existence collective ne résulte pas de leur libre activité, mais du destin, de l’universel abstrait, alors, en fait, la démonstration ne démontre rien ; l’impossibilité de l’existence collective ne découle pas des individus et de leurs choix ; en réalité, ils n’avaient pas le choix, ils ne pouvaient qu’aller vers cette impossibilité, elle était prédéterminée d’avance ; elle ne résultait pas d’une nécessité libre (qui n’est pas un oxymore), mais d’une nécessité extérieure, étrangère.


Cette interruption de la dialectique va évidemment avoir des effets sur le contenu même du film. En ne se mettant pas à l’écoute du particulier, de son rythme et de son contenu immanent, Noé le prive par là de la possibilité de se développer selon ses lois propres, le prive de la possibilité du lien interne, et le laisse alors errer sans but précis. Plutôt que de monter en tension, en horreur, vers le « climax » promis par le titre, le film enchaîne au contraire les événements les uns après les autres ; et, si chaque événement est plus énorme que le précédent, si chaque horreur est plus démesurée que celle d’avant, aucun lien organique cependant ne s’en dégage. Plus qu’à une progression, on assiste plutôt à une accumulation, chaque événement ne faisant que redire, mais de manière plus intense, ce que le précédent avait déjà dit. Immanquablement, le détachement surgit, le spectateur observe cette débauche d’un œil de plus en plus blasé, ne partageant pas le désarroi généralisé, pouvant même, par moment, s’amuser de telle nouvelle énormité qui surgit à l’écran. Finalement, son attitude ne fait que refléter celle qu’a adopté le réalisateur ; son degré d’implication est à l’exacte mesure de celui du réalisateur, et celui-ci ayant déjà abandonné le particulier au profit de son universel, il n’a finalement que le spectateur qu’il mérite. On peut mesurer l’étendue de cet échec en mettant en regard la première partie avec la seconde partie du film ; le moment d’avant la dégénérescence avec le moment où ça dégénère. Certes, au final, la première partie s’avèrera n’être que moment stratégique, mise en place d’un contexte, et non moment pris pour soi. Il n’empêche que quelque chose réussit, faisant de ces scènes plus qu’un simple moment stratégique.

On se situe dans une logique de l’épuisement, de l’étirement. On peut dénombrer en tout quatre scènes, et il ne serait pas étonnant qu’à elles seules elles prennent le tiers du film. Leur enchaînement semble mécanique : d’abord une scène d’entretien, puis une scène de danse, puis une scène de dialogue, encore une scène de danse, et enfin on passe à la dégénérescence tant attendue. Par leur dénuement, leur frontalité, et leur étirement qui semble sans fin, ces scènes fascinent. Au bout d’un moment, la parole s’épuise ; par sa prolifération, elle s’annule d’elle-même, et montre sa vacuité. Mais c’est en atteignant cette vacuité qu’une certaine vérité des personnages émerge : en parlant pour ne rien dire, en ne disant rien mais en parlant quand même, les personnages montrent leur isolement et leur solitude ; en ce bavardage inutile est déjà contenu le « vivre est une impossibilité collective ». Les personnages sont à ce point dans une impasse, dans une « impossibilité », qu’ils ne savent pas parler d’autre chose que de sexe, de qui ils ont baisé, de qui ils vont baiser, de comment ils baisent, de quand ils ont baisé, avec qui, comment, etc. Ils pourraient aisément reprendre à leur compte la phrase qui clôt le film Kids de Larry Clark : « it’s all we got ». Cette impasse, qui est celle dans laquelle veut les maintenir le libéralisme, étant donné qu’il n’a pas autre chose à leur offrir que le chômage (mais c’est un autre sujet), est mise en évidence par la durée qui semble infinie des dialogues ; toujours, la même chose est dite et redite, épuisant le sens des mots et du langage. Surgit alors l’ennui, mais cet ennui, en tant qu’il est une distanciation, un détachement vis-à-vis du contenu des dialogues, permet en fait de se concentrer plus essentiellement sur les personnages, de les considérer plus profondément ; et en fait d’ennui, c’est bel et bien de fascination qu’est fait le sentiment qui s’empare de nous ; fascination pour la vacuité abyssale qui se révèle en ces personnages, mais qui révèle en même temps en eux une désorientation, une perte de soi, en laquelle on peut aisément s’identifier.


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Hétérotopie
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le 26 sept. 2018

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