Le gros plan, ou close-up, est un moment à part au cinéma. C'est le moment, en effet, où le cinéma ne cherche plus à faire « son cinéma », à n'être qu'esbroufe ou illusion, spectacle ou artifice, afin de tendre vers le réel, le vivant, le visage de l'autre et les secrets qui y sont enfouis : la peur, le doute, le dégoût, la tristesse ou encore le bonheur ; tous ces sentiments que l'on devine, à travers un sourire ou un regard, et qui donnent chair au personnage, tous ces instants qui sonnent vrais car ils nous renvoient à notre propre humanité.


Pourtant, paradoxalement, le gros plan est également le moment où tout se fige, où tout se glace, où l'action comme le mouvement sont repoussés en hors-champ, et où tout n'est plus qu'image, cliché, apparence. D'où vient alors cette impression de vérité, de réalité, d'authenticité ? La réponse est peut-être à chercher du côté de ces choses invisibles qui émanent du faux et qui n'en demeurent pas moins vraies pour autant : une expression, une voix, un regard... C'est peut-être cela que nous avons quelque peu oublié, nous les obnubilés de la technicité et des effets spéciaux à gogo, le cinéma n'est pas un jeu de dupe dont l'unique finalité serait de créer le faux ou l'illusion. Bien au contraire nous rappelle Kiarostami qui, avec Close-up, nous montre que le faux conduit au vrai, et l'art à la vie.


Comme il le fera un peu plus tard dans la trilogie de Koker, il élabore son film telle une expérience cinématographique au cours de laquelle vont cohabiter sans cesse fiction et réalité, reconstitution et documentaire, passage rejoué et prise sur le vif, ainsi qu'un chapelet de mise en abyme pour le moins vertigineux : vraie équipe de tournage et faux documentaire, personnages fictifs qui jouent eux-mêmes un rôle, vrai protagoniste qui rejouent le fait divers, etc. Close-up, plus qu'un simple film, invite ainsi son spectateur à s'interroger sur les possibilités du médium, sur sa capacité à nous faire croire au réel, à le réinventer, et surtout à le sauver.


Mais avant d'en arriver là, il nous convie à nous méfier aussi bien des apparences que de l'image qui est renvoyée par la société. Le récit, qui reprend le principe du point de vue multiple de Rashômon, va ainsi nous proposer une image changeante de Hossein Sabzian, le principal protagoniste, qui sera perçu tour à tour comme une célébrité, un escroc, un no-one... l'image la plus évidente, celle qui est proclamé par l'opinion publique, est bien sûr celle de l'escroc. Mais là où la position de Kiarostami est intéressante, c'est qu'il ne cherche pas à remettre en cause la culpabilité de Hossein mais plutôt cette évidence, cette illusion de la vérité, derrière laquelle tout le monde se couche. Hossein n'est pas qu'un escroc, ce n'est pas sa vérité, ce n'est pas la réalité.


L'évidence, Kiarostami va vite la malmener et ce dès les premières minutes. Le film débute par un plan-séquence qui nous exhibe une réalité que nous prenons pour argent comptant : un chauffeur de taxi conduit un inspecteur vers celui que l'on nomme le faux Makhmalbaf, le vrai coupable. Rapidement, nous comprenons que ni le chauffeur ni l'inspecteur ne sont pas ce qu'ils semblent être, et bien sûr on s'interroge sur la nature du supposé « vrai coupable ». Car le vrai coupable, n'en doutons pas, c'est bien sûr cette évidence, cette illusion naît d'un plan-séquence, d'un tour de prestidigitateur. Une évidence qui va vite être remise en question par un exercice de mise en scène qui tourne à la démonstration : le jeu sur les perceptions (l'arrestation est perçue de loin, l'entretien en prison laisse le visage dans le flou...), sur les formats de l'image (image granuleuse, passage au N&B), ou encore sur la nature même des scènes (le style documentaire donne au procès un aspect vrai, contrairement aux scènes relatives à l'escroquerie qui sont rejouées) permettent au cinéaste de modifier notre point de vue, de remettre en cause l'image qui est nous faite de Hossein. C'est brillant, on ne peut qu'applaudir.


Cette notion d'image, qui est au centre du film, constitue d'ailleurs le grand drame de Hossein : divorcé et sans le sou, notre homme est un paumé qui se sait invisible aux yeux des autres. En se faisant passer pour une célébrité, un cinéaste qui plus est, il s'offre la possibilité d'avoir une image, un semblant d'existence. C'est bien sûr son humanité, celle qui nous échappe et qu'il renie, que la caméra de Kiarostami va s'efforcer de saisir et de révéler. Le gros plan apparaît enfin, lors d'un procès qui devient en sous-texte celui du faux contre le vrai, repoussant en hors-champ les effets des illusionnistes (le plan-séquence, etc.), afin que ne subsistent à l'écran que ces choses invisibles brillantes de véracité : une expression, un regard, une parole...


L'expression, celle d'un visage ou d'un corps livré à la vindicte populaire, et le regard, immortalisé avec empathie par la caméra, font partie aussi bien du langage corporel de l'homme que de la théâtralité de l'acteur. Ils n'en demeurent pas moins de formidables vecteurs d'émotions, traduisant la peine d'un homme et sa repentance. De même, le travail vocal a beau faire partie intégrante du jeu de l'acteur, la parole que l'on entend est bien celle d'un homme qui ne peut plus se cacher derrière son mensonge : « Je parle de mes souffrances. Ce n'est pas de la comédie » ; « je ressens le besoin d'exprimer l'angoisse de mon âme...dont personne ne veut entendre parler. », « les riches ignorent les besoins des pauvres ».

Alors progressivement la magie s'opère, de cet exercice de mise en scène, de cette réalité transformée, apparaît une vérité longtemps désirée : celle d'un homme qui ne fait plus semblant, dévoilant son mal-être et sa sensibilité, ses passions pour le ciné ou Tolstoï, affichant enfin sa part d'humanité.


Close-up constitue un superbe plaidoyer pour le cinéma, vantant sa capacité à révéler le vrai, produire des émotions, et ainsi aider le réel. Mais il permet également de s'interroger sur le cinéma et notamment sur son pouvoir manipulateur. Mais qui manipule-t-on et pour quelle raison ? S'il s'agit uniquement de tromper le public, le cinéaste ne peut que se fourvoyer ! C'est ce qui arrive à Hossein qui se fait passer pour un réalisateur célèbre afin de tromper son monde (ici, une famille bourgeoise). La supercherie ne fait pas long feu, Hossein est un piètre cinéaste car ses intentions sont mauvaises. Contrairement à Kiarostami qui ne manipule que ses artifices et ses acteurs. C'est ainsi que le cinéma est dans le vrai, comme l'atteste cette superbe séquence finale : la caméra cachée filme la rencontre entre le faux Makhmalbaf et le vrai, laissant l'acteur Hossein exprimer son jeu sensible. Une séquence qui nous apparaît d'autant plus authentique que le micro utilisé est soudainement défectueux, véhiculant ainsi l'illusion d'une émotion mal contenue, signalant à nos oreilles actives la réelle présence de l'humain en ces lieux.


Créée

le 18 mars 2024

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Procol Harum

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