Un millionnaire soucieux de marquer l’histoire lance la production d’un film d’auteur, littéralement comme un maitre d’ouvrage demanderait la construction d’un pont. Et c’est bien ce « littéralement » qui pose problème dans Compétition Officiel, Mariano Cohn et Gaston Duprat assénant leur discours avec la lourdeur de réalisateurs qui n’ont pas confiance soit en leur talent, soit en leur audience. 


Tout est en permanence très explicite dans Compétition Officielle. Quand un personnage fait un monologue larmoyant, on place un écran géant dans son dos qui grossit son visage pour illustrer le narcissisme de la démarche. Les acteurs ne cessent de se regarder dans des miroirs. La gêne d’une scène de baiser est décuplée par une galerie de micros qui amplifient le son. Cette modalité de mise en scène, qui consiste à mettre toutes ses forces dans la démonstration d’une seule interprétation pour en bannir toutes les autres, donne au film des allures d’impasse, d’allée linéaire encadrée par de frustrantes barrières.  


C’est un cinéma du piège, qui vous affirme que tout ceci est ridicule et que vous n’avez pas le droit de penser autrement. Sa base scénaristique est celle d’une comédie plutôt bas de gamme : la confrontation entre une superstar hollywoodienne et un comédien de théâtre qui méprise le mainstream. Décalage, contraste, humour, on connait la recette. Tous les deux sont évidemment ridicules pour des raisons différentes, le premier parce qu’il est bête, superficiel et égocentré, le second parce qu’il hautain, dédaigneux et égocentré. On va donc s’en moquer pendant une heure et demie : la star embrasse une bimbo dans sa voiture de sport, l’élitiste prépare un discours de cérémonie des Oscars pour expliquer qu’il refuse le prix.  


On ne dira pas que les personnages sont absurdes, surréalistes ou hors de toute réalité, ce serait faire preuve de mauvaise foi. Ce qu’il faut observer, c’est ce que leur opposition impose formellement aux deux réalisateurs. Si le mainstream et l’artistique sont tous les deux pitoyables, que reste-il ? Rien, ou alors tout, c’est-à-dire l’absence de choix. Compétition Officielle est une comédie médiocre réalisée comme un film d’art et d’essai théorique. Les cadres sont fixes, très larges, et chaque scène se doit d’employer le décor comme une métaphore (l’écran géant, les micros, le faux rocher, etc…). Même les dialogues sont filmés avec des plans sur les visages capturés de face. C’est qu’il faut montrer qu’on est au-dessus de lot, tout en n’abondant pas pleinement dans une œuvre qui pourrait être identifiée comme s’adressant à un public de niche. 


Sauf qu’en se refusant à embrasser un style ou un autre, le film échoue dans les deux. La comédie manque très largement de rythme, et le film d’auteur manque d’intelligence/de souffle/de subtilité. Dans une scène, l’acteur de théâtre et sa femme écoutent de la musique contemporaine. On aurait pu laisser la musique jouer comme telle, sa dissonance évidente suffisant à rendre le passage comique, tout en nous faisant profiter d’une scène musicale distendue : on comprendrait leur plaisir musical (qui nous serait accordé à nous aussi) tout en se moquant quand même de leurs goûts étranges. Première couche comique qui bloque cette possibilité : ils commentent par-dessus, excessivement enthousiastes. Deuxième couche comique qui nous fait tomber dans un sketch des Inconnus : l’un des bruits vient du voisin qui enfonce des clous. On s’attend presque à entendre des rires enregistrés tellement tout parait forcé. Non, vous n’avez pas le droit de trouver ce couple touchant, il est ridicule et c’est tout ! 


C’est tout. C’est tout parce que Mariano Cohn et Gaston Duprat refusent constamment tout ce qui pourrait être autre chose. Les personnages ne sont quasiment jamais filmés chez eux, à l’exception de la scène que l’on vient de mentionner, et d’une autre où la réalisatrice regarde sa petite-amie danser devant elle. Enfin, sa petite-amie, on ne sait pas trop, il ne faudrait pas intégrer une histoire d’amour à ce film, ça risquerait de rendre un personnage attachant. Toujours est-il qu’Amélia est là, elle danse sans qu’on sache trop pourquoi, c’est à la fois étrange et fascinant, et c’est peut-être l’une des rares belles scènes du film. Parce que la réalisatrice ne se moque pas d’elle, elle regarde. Parce qu’on n’a pas de commentaire en temps réel qui nous explique quoi penser. L’autre belle scène est peut-être celle du broyeur, filmée en vue du dessus, où l’on assiste simplement à la destruction d’objets pendant une minute entière. Là aussi, pas de commentaire. On peut choisir ce qu’on veut penser, et ça fait du bien. 


Mais comme on disait, ça n’est pas ce que Cohn & Duprat désirent. Il faut évacuer l’altérité. Raison pour laquelle cette préparation de film ne se passe pas durant un tournage, mais pendant une répétition. Parce qu’un tournage, ça vie, ça foisonne, c’est concret, on doit enregistrer de vraies images. Avec la répétition, les personnages sont seuls dans ces immenses espaces, comme des essences. Ils n’existent pas vraiment, ils sont libérés des enjeux de timing ou de lieux. On peut en faire des concepts, des allégories qu’il s’agit de tordre, d’essorer autant que possible. Compétition Officielle ne s’intéresse pas aux gens, uniquement aux idées dans lesquelles on peut les ranger (star, élitiste, artiste extravagante, millionnaire). Or, rien n’empêche de faire une caricature où le personnage principal aurait une vie et des sentiments, il suffit de regarder France de Bruno Dumont, qui n’a pas la main tendre avec les journalistes mais qui leur donne une véritable personnalité, une vie de famille et des doutes. 


Cette impression d’être face à une œuvre libérée de toute contingence matérielle provient aussi des décors. Cette fondation ultra-moderne évoque un magasin de luxe, et rappelle à chaque scène que ce projet n’est que la devanture publicitaire d’un magnat des industries pharmaceutiques. Évidemment, dans son amour pour le littéral, le film place les cours de théâtre du comédien dans une cave insalubre, histoire d’encore bien appuyer le contraste. Ces environnements luxueux sont une mobilisation assez évidente du contexte, mais pourtant à la fin du film, alors que le projet est sélectionné en festival et a l’air de fonctionner (cynisme peu étonnant que celui d’accréditer la réussite de la démarche) on nous remontre un plan du millionnaire qui inaugure un pont. Voyez bien mon parallèle, au cas où vous seriez trop bêtes pour vous en souvenir, nous dit le film. Alors ensuite, la réalisatrice nous explique que certains films pourraient ne jamais finir, et on espère que celui-là n’en fera pas partie, parce qu’1h54 c’est déjà trop long. 

J_J__Liagre
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le 8 juin 2022

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Jojo L’aigri

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