Dans un numéro de 2015, Les Cahiers du Cinéma s’attaquent au « Vide politique du cinéma français ». Le premier article du dossier, consacré à Dheepan (palme d’or du moment), accusait le film de participer à une « BFM-isation de la société », se cachant derrière le prisme du genre pour recycler des stéréotypes télévisuels nauséabonds qui faisaient de la banlieue une zone de guerre.


De manière assez amusante, en relisant l’article six ans plus tard, on se rend compte que la totalité des arguments listés dans la critique peuvent s’appliquer à BAC Nord, alors même que le la similarité des deux films ne saute pas aux yeux. Une fois que cela est dit, une question se pose : quel est le problème pour un long-métrage d’adopter des stéréotypes de reportages TV, et en quoi cela devrait-il être critiqué ?


En effet, si Gagarine filmait, il y a quelques semaines, les immeubles de banlieue comme des vaisseaux spatiaux, pourquoi BAC Nord n’aurait pas le droit de mettre en scène un quartier comme un territoire post-apocalyptique infesté de zombies ? Cette façon de penser la foule comme une horde d’anonymes assoiffés de sang donne lieu à des séquences impressionnantes, qui s’inscrivent dans la maitrise globale des scènes de tension et d’action par Cédric Jimenez. Il sait iconiser les barres d’immeubles, formant une sorte de forteresse blanche imprenable postée en bord de falaise, tout comme il sait rendre menaçants ses habitants par l’intermédiaire d’accoutrements et de cagoules qui évoquent plus American Nighmare que Les misérables.


Cinématographiquement, donc, on salue l’idée. Sauf qu’au début du film, un texte nous indique que toute cette histoire relève de la fiction, et que les opinions exposées ne sont pas à prendre au premier degré. Et là, on commence à repérer les limites du film, parce qu’une fois qu’il est terminé, tout ce discours sur la prise de recul est oublié par le spectateur. Il ne reste que cette histoire, qui s’impose naturellement comme véridique par l’usage de petits panneaux explicatifs qui nous indiquent où en sont aujourd’hui nos trois héros, usage typique des biopics. Tout ce qui tient de la bonne idée de cinéma ne saurait être réduite à cela, et il convient donc de s’interroger sur le manque de recul de Jimenez sur son sujet.


Déjà, seuls les policiers existent. Leurs dialogues sont construits sur un art de la punchline qui les rend éminemment sympathiques à écouter, et tous les actes moralement répréhensibles qu’ils commettent (frapper un vieux voisin ou des vendeurs de tortue, voler de la drogue), sont au mieux tournés de manière comique, au pire valorisés. Pourquoi pas, puisque le film est de leur point de vue ? Eh bien parce qu’en ne le remettant jamais en perspective, ce point de vue devient lentement une vérité absolue.


Dans La loi de Téhéran, on assiste à la fouille d’un appartement où est théoriquement caché de la drogue. Les policiers font leur travail, ils sont efficaces et sérieux, mais dans le fond, on entend en permanence les larmes de la mère de famille qui y habite. De cette façon, sans que les dialogues n’aient besoin de faire de remise en cause, ou que le point de vue ne change, la mise en scène suffit à nuancer l’action. BAC Nord ne se fera jamais ça.


Les représentants des quartiers Nord qui ont le droit d’exister sont au nombre de trois. La première est une indic, la plus développée, et c’est donc son statut de traitresse qui lui donne le droit d’avoir une véritable personnalité. En revanche, jamais on ne saura à quoi ressemble sa vie à elle, ce que c’est de vivre là-bas. Le deuxième est un gamin chez qui on s’introduit, et qui va poignarder le policier, difficile donc de le percevoir comme une caution plus nuancée.


C’est donc le troisième qui va nous intéresser. Dans une séquence étonnante, en apparence inutile au scénario, le groupe de policier va arrêter un adolescent en train de casser des vitres de voiture. Coincé avec eux dans le véhicule de police, le garçon va débiter un torrent d’insulte interminable à l’encontre des membres de la BAC. Si l’on passe sur le côté cliché de la démarche, il faut admettre que quelque chose fonctionne dans cette scène. L’acteur, au même titre que le voyou qu’il incarne, doit continuellement trouver de nouveaux termes vulgaires pour ne pas laisser une seule seconde de silence. Cette mise à égalité du comédien et de son personnage dans la recherche du texte met en relief, de manière probablement involontaire, le côté théâtral du jeune de banlieue, forcé de mettre en scène sa propre révolte. La scène était déjà intéressante et puis, soudainement, les policiers mettent du Jul à la radio, et tous les quatre se mettent à chanter. Encore une fois, la rupture de ton est simpliste, très réductrice, mais ces quelques secondes de complicité entre les policiers et l’adolescent sont probablement les plus intéressantes du film (je dis bien "les plus intéressantes", et non pas "les plus réussies", ce qui serait totalement faux). Parce qu’il y a un dépassement du concept de base, et qu’on nous montre, à cet unique instant, que ces criminels de banlieue ne sont finalement pas si différents que les policiers sensés les arrêter.


Cette piste ne sera évidemment jamais exploitée, BAC Nord préférant être un film d’action sensationnaliste (ce qu’il réussit plutôt bien). Le système ne l’intéresse que lorsqu’il broie les pauvres agents de la BAC, mais la violence qu’il applique aux autres n’est pas vraiment traitée. En ça, on peut donc regretter qu’un des rares films d’action grand public français réussis soit aussi peu réflexif dans sa vision des quartiers difficiles. Mais en même temps, la question pourrait être retournée : si le film avait été plus mesuré dans son analyse politique, aurait-il été aussi fédérateur ?


Finalement, le film de Cédric Jimenez me laisse un goût amer en travers de la bouche. J’ai passé un bon moment devant, et je suis content de voir le cinéma français réussir, pour une fois, à fédérer aussi largement le grand public sur du cinéma d’action. Mais en même temps, je ne peux m’empêcher de penser à tous ces gens qui diront « ça nous change de ces films de gauchos hypocrites » (j'ai littéralement entendu ça en sortant de la salle), comme si l’analyse politique que nous fait BAC Nord était plus valide que celle de n’importe quel autre drame social sur la banlieue sorti ces derniers années, simplement parce qu’il exprime un discours différent de la majorité des productions françaises sociales.

J_J__Liagre
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le 28 août 2021

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Jojo L’aigri

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