Une réussite indéniable que ce Contes du hasard et autres fantaisies. Pour cerner Ryusuke Hamaguchi, il est capital d’appréhender ses films comme étant au croisement de plusieurs arts : le cinéma, la littérature et le théâtre. Il est assez aisé d’affirmer que c’est ce mélange qui rend son cinéma d’autant plus unique et maîtrisé. A la fois dans Drive my car, précédent film du réalisateur japonais tout juste auréolé de son succès au Festival de Cannes et à l’international, et dans ce Contes du hasard et autres fantaisies, le cinéaste nous épate par ses scénarios emplis de littérarité, de finesse et de subtilité. Et ce, sans jamais délaisser la qualité de sa mise en scène, sobre mais pourtant capable d’en dire beaucoup (dans la continuité d'un Ozu ?). En passant du format long (3 heures) à trois moyens-métrages d’environ 40 minutes qui ont pour seul fil conducteur les coïncidences et la thématique des relations amoureuses, Hamaguchi se livre à un exercice de style presque en tout point opposé, mais s’en sort à nouveau avec brio. Conscient de ne pas avoir inventé l’eau chaude en affirmant tout cela, il est maintenant important de le prouver en analysant ce qui fait de Contes du hasard et autres fantaisies un grand moment de cinéma.


La dernière œuvre d’Hamaguchi est donc un film qui, comme le précédent (mais en réalité fait quasiment simultanément), s’appréhende avant tout par le prisme d’autres médias. Tout comme dans Drive my car, le théâtre est omniprésent, au point qu’on puisse à nouveau qualifier cet insert de mise en abyme : la plus évidente, c’est celle du troisième et dernier conte, dans lequel les deux héroïnes campent chacune à leur tour le rôle de l’être précédemment aimé et regretté par l’autre, ce qui n’est pas sans rappeler une scène capitale d’In the mood for love (les deux films partagent la thématique des occasions manquées et des regrets). Mais le théâtre se manifeste aussi ici sous d’autres formes, et notamment par l’intermédiaire d’une mise en scène qui copie cet art, avec l’entrée et la sortie des personnages du cadre de la caméra, entre chaque séquence. Enfin, Contes du hasard et autres fantaisies est aussi un film théâtral par ses longues scènes de dialogues, voire de monologues, qui font briller ses acteurs. Les cuts peu nombreux forcent à une justesse de jeu qui impressionne beaucoup ici et qui est plutôt le fait de comédiens de théâtre habituellement. L’emploi de longs plans-séquences où la caméra bouge peu participe bien à cela, mais l’utilisation de décors peu nombreux et surtout fonctionnels plaide aussi pour cela. Enfin, les actions limitées des personnages, aidant beaucoup plus au développement de l’intrigue par ce qu’ils disent que par leurs activités et leurs déplacements, sont d’autres arguments appuyant l’idée d’un cinéma reprenant les procédés du théâtre.


La littérature est aussi omniprésente dans le film : le passage érotique lu dans le deuxième acte en est la manifestation la plus évidente, mais pas seulement. Le cinéma d’Hamaguchi est celui de la littérature, car en dépouillant son film au maximum de tout artifice de mise en scène, il donne aux mots un poids beaucoup plus important, comme c’est le cas dans les romans. C’est par les mots que la vérité éclate et heurte dans le premier conte, c’est autour de la lecture que les péripéties du deuxième conte se développent et auront des conséquences importantes sur la vie de ses personnages. La tension sexuelle des trois histoires passe beaucoup plus par ce qui est suggéré ou expliqué que par ce qui est montré (aucune nudité à l’écran).


Néanmoins, Contes du hasard et autres fantaisies reste un grand film de cinéma, par conséquent très éloigné du théâtre ou de la littérature filmés, car il ne fait pas que reprendre les caractéristiques de ces deux médias. Le film nippon sublime leurs possibilités par ce dont seul est capable le septième art. La caméra d’Hamaguchi est ainsi capable de choses que seul un film peut montrer. C’est le cas du zoom-dézoom final du premier conte, très bergmanien, qui déclenche et sépare deux fins possibles à son histoire, laissant au spectateur le choix du sort que le conte réserve à ses personnages (plutôt heureux ou malheureux). Le symbole du dernier plan du conte initial qui s’achève sur un arbre, celui de la voiture (lieu de la confidence) reprise de son précédent long-métrage dans cette première fable, la thématique de la porte ouverte dans le deuxième, et enfin, la symbolique de l’escalator dans le dernier acte sont autant d’illustrations du pouvoir inégalé du cinéma pour faire passer des messages supplémentaires par le visuel en sus de la narration. Les fins ouvertes de ces trois histoires qui laissent planer le doute sur ce qu’il advient réellement de leurs personnages s’appuient sur un montage, et par conséquent sur une mise en scène qui sélectionne et donc élimine. Le cinéma, c’est avant tout un cadre : qui dit cadre dit limites, visuelles comme narratives, imposées par le réalisateur.


Ce film est donc une réussite supplémentaire d’un grand cinéaste, pour l'instant qualifiée de plus mineure que son grand Drive my car qui passera plus facilement à la postérité, mais contenant néanmoins l’essentiel de son savoir-faire. D’une part, Contes du hasard et autres fantaisies montre à quel point les différents arts cités précédemment sont liés et peuvent se nourrir l’un l’autre, et d’autre part, il prouve que le cinéma peut en constituer la synthèse ultime. C’est donc un film aussi important que Drive my car puisqu’il pousse tout aussi loin cette idée centrale et conductrice de l’oeuvre d’Hamaguchi. Enfin, on peut aussi remarquer que ce cru 2022 possède trois segments d’égale qualité, chose rare pour les films à sketches habituellement, et ainsi se dire qu'on tient là un cinéaste d'exception, qui va continuer à beaucoup compter dans le cinéma japonais des prochaines années, mais également bien au-delà.

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le 17 avr. 2022

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Albiche

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