La démarche est récurrente, virant même à l'obsession, film après film William Friedkin n'en finit plus de sonder la noirceur de l'âme humaine, au risque parfois de s'y égarer et de perdre en pugnacité. Pour faire référence à l'un de ses films les plus célèbres, on peut souligner sa fascination pour le démon qui sommeille en chacun de nous, l'obligeant à créer des personnages complexes, dont les tourments internes corrodent leur image de respectabilité, mettant à jour leur moralité défaillante. Le polar lui offre un terrain de jeu idéal, avec des représentants de l'ordre agissant à la frontière de la légalité, entre le bien et le mal, comme les flics de To Live and Die in L.A ou cette tête brûlée de Gene Hackman qui finit par abattre l'un de ses collègues dans The French Connection. Pour Crusing, la recette est la même : une enquête policière, se déroulant dans un milieu réaliste (l'univers gay et SM), va servir de prétexte pour réaliser l'introspection du personnage principal, Steve Burns, bouleversant au passage les codes et les valeurs inculqués par une société éminemment conservatrice.


Bien entendu, la tentation de dépeindre avec minutie le milieu gay underground est forte pour Friedkin et c'est sans doute sur ce point que l'on peut se montrer le plus critique : sadomasochisme exacerbé, malabar moustachu habillé de cuir, sexualité pratiquée dans des endroits sordides... l'image que l'on a de la communauté gay n'est guère flatteuse et on comprend fort bien les polémiques liées à la sortie du film. Mais si les images peuvent être provocantes et caricaturales, le regard se porte avant tout sur le personnage incarné par Pacino et sur ses doutes concernant sa propre sexualité. Aborder ainsi l'homosexualité demeure une démarche audacieuse à une époque où celle-ci était considérée comme une tare par la société bien-pensante.


Car c'est bien là le véritable sujet du film, ce conformisme absurde, cette dictature des comportements qui va jusqu'à se mêler de votre vie intime et de votre sexualité. Ici l'enquête policière n'est qu'accessoire- sa résolution est d'ailleurs promptement expédiée- mais ce qu'elle révèle de l'état de la société est éloquent : ce sont les discours moralisateurs qui poussent une partie de la population à se marginaliser, c'est l'interdiction de vivre pleinement sa sexualité qui provoque l'escalade meurtrière.


Ainsi, même avec maladresse, Friedkin montre ce qui est volontairement ignoré par la société de l'époque : la pression sociale est telle, que le seul moyen pour exprimer ses frustrations est de s'abriter derrière un masque ou d'endosser un costume : les lunettes noires et le cuir deviennent l'apanage du milieu gay underground, l'uniforme permet à des représentants de l'ordre de satisfaire leur pulsion sexuelle ou d'exorciser leur violence. C'est en se faisant passer pour un homosexuel, pour le bien de son enquête, que le personnage principal va affirmer sa propre sexualité.


Si l'introspection n'est pas une démarche qui se montre facilement à l'écran, Cruising, dans ce domaine, tutoie bien souvent l'excellence. Cela passe tout d'abord par le jeu en finesse de Pacino, dans sa fascination perceptible pour l'univers gay et dans son engagement à être un homosexuel plus vrai que nature : geste, posture, tenue vestimentaire, il finit par se fondre dans ce milieu avec une aisance insolente. Mais cela passe aussi par une mise en scène formidablement habile : Burns conserve des éléments vestimentaires de son identité secrète dans sa vie quotidienne, les relations avec son épouse se déroulent sur un fond sonore rappelant les night-clubs... finalement, d'une manière insidieuse, c'est la véritable personnalité de Burns qui éclate au grand jour.


Mais là où Friedkin se montre particulièrement malin, c'est dans sa manière de renvoyer la société US à ses propres responsabilités. Le « There’s a lot about me you don’t know » prononcé par Burns, lorsque son épouse évoque son père, renvoie au « you made me do that » du tueur : à chaque fois c'est l'autorité morale qui est pointée du doigt pour son intransigeance. Si les mœurs n'évoluent pas, le mal se nourrira du mal, indéfiniment, comme le suggère cette fin, d'une sombre ironie : on apprend l'assassinat du voisin de Burns avant de voir une silhouette semblable à celle du tueur déambuler la nuit. Le crépuscule qui tombe sur un Manhattan endormi ne laisse présager rien de bon si tout reste en état.

Créée

le 12 févr. 2022

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Procol Harum

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