Prologue : sur une musique instrumentale romantique et très belle défilent des toiles abstraites et colorées. Courte scène qui fait office de sas, d'élément introductif dans l'univers particulier du film. On se vide l'esprit, on apprécie la musique et les couleurs - rares et ternes dans le film - et on retient sa respiration car la suite sera rude.

Lars Von Trier s'écarte un peu plus des principes du Dogme95 - qui n'auront quasiment jamais été respectés à la lettre dans ses films - avec "Dancer in the Dark" et ceci pour la simple et bonne raison qu'il décide de rénover un genre majeur du cinéma : la comédie musicale. Du dogme il ne gardera donc qu'une photo naturaliste dans la plupart des scènes, aux couleurs ternes et délavées, et une caméra très mobile, à l'épaule, qui en agacera plus d'un. Le montage est typique de son cinéma, très syncopé et abrupt, filmé à plusieurs caméras et avec des sautes et des faux raccords fréquents. L'accent est placé sur le ressenti et l'émotion, pas sur la vraisemblance. Mieux vaut ainsi saisir un geste particulièrement fort de Björk et opérer ensuite une légère coupe que de gâcher ce geste pour favoriser la fluidité. On trouve aussi des habitués de Von Trier : Jean Marc Barr en salaud ordinaire ou Peter Stormare en amant malheureux.

Comique, le film ne l'est certainement pas, mais musical c'est indéniable. De ce point de vue, le cinéaste ne fait que de bons choix. Le casting d'une part : Björk évidemment, qui crève l'écran tant dans les moments chantés que dans le reste du film, auquel elle imprime sa personnalité si atypique. Mais aussi Deneuve - qui niveau musical en connaît un rayon grâce à Demy, Ozon ou Honoré - excellente en second rôle féminin. La confrontation des deux au parloir est absolument déchirante. On notera aussi le clin d'oeil opéré par la présence fugace lors du procès de Joel Grey, le maître de cérémonie oscarisé de Cabaret. Quoi de mieux qu'une comédie musicale pour un film situé aux USA ? Immigrée, Selma rêvait les Etats Unis comme elle les voyait au cinéma. Malade, se sachant condamnée, elle avait appris à faire des gestes du quotidien des moments d'évasion : un rien la fait divaguer, chanter ou danser. Le bruit - des machines, des pas, des crayons, de la prison - est le moteur, le prétexte pour les moments chantés les plus beaux du film. Idée superbe du film que de faire d'une rêveuse handicapée l'héroïne tragique de sa propre vie. Pour célébrer ces moments de gaieté dans un quotidien qui n'a rien du rêve, les couleurs du film s'épanouissent lors des chansons, se flétrissent le reste du temps.

Seulement le rêve a la vie dure. Devenant aveugle, le son est sa survie mais ne la sauvera pas, car le monde est cruel et plein de vices. Ces vices qui sont ceux que dénonce avec habileté un cinéaste jamais complaisant. C'est le voisin et ami que l'argent appâte et qui tente de profiter de la faiblesse de Selma, avant de vouloir la faire chanter. Dans une scène terrible, il lui demandera de l'achever, ayant atteint un point de non retour. Sa mort, présentée comme un cruel et odieux chantage va précipiter l'ouvrière vers sa perte. De là, tout le monde lui tournera le dos - sauf son fils, Kathy et la gardienne de prison, incarnation de la bonté dans le lieu représentant pourtant un éprouvant purgatoire.

La musique sublime ainsi la vie de Selma jusqu'à son terme, et renforce les valeurs morales que porte son personnage. La scène de procès, où Zeljko Ivanek joue (encore !) un odieux avocat, est une mascarade où elle assiste, impuissante, à son humiliation sociale. Trop humble et trop fière, trop généreuse et trop emmurée dans sa honte et sa détermination, elle se sacrifie plutôt que de compromettre l'avenir de son fils. Refusant par là devant la mort d'obtenir un sursis et une révision de procès, risquant de se brouiller avec ses derniers amis. Lars Von Trier avait montré dans Breaking the Waves qu'il était un grand mystique, mais dans Dancer in the Dark, et surtout dans les scènes carcérales, il atteint des sommets d'intensité qui rappellent Bergman ou Dreyer, une rigueur morale qui évoque Tarkosvki, Bresson ou Cavalier. Les séquences de parloir sont toutes sublimes, Selma assumant toute l'ampleur de son sacrifice pour son fils et répliquant, émue, à Jeff qu'elle avait décidé de garder cet enfant, consciente de la maladie héréditaire dont elle souffrait, pour tenir un bébé dans ses bras. Désarmé, Jeff avoue enfin son amour à cette femme qu'il ne reverra plus. Un peu avant, Selma explore musicalement les murs de sa cellule. La contiguïté de l'espace et le confinement du lieu sont rendus avec une acuité étourdissante par les cadrages, le montage et la gestuelle de l'actrice.

Reste alors le plus dur : l'épilogue. Selma n'aime pas la fin des comédies musicales, elle nous le confiait plus tôt. Marchant vers la mort, elle ne peut que danser et chanter grâce à son amie la gardienne. Paralysée par la peur de la mort, la musique rudimentaire du bruit de pas de sa comparse lui donne des ailes. Superbe séquence, inédite au cinéma, d'une condamnée dansant parmi les cellules, avec les matons ou les prisonniers. Mais 107 pas plus tard, Selma est rattrapée par son destin. Sous les yeux de ses amis et de ses bourreaux, elle entame une "avant-dernière" chanson et meurt brutalement, glacialement. La dernière chanson du film sera un intertitre accompagné d'un terrible panoramique vertical. La salle vide, la cadavre de Selma masqué par un rideau - la fête est finie - et la gardienne, restée seule sur le palier.

Lars Von Trier s'attaque avec ambition à une entreprise étonnante : transposer les codes formels de la comédie musicale dans l'univers trivial et naturaliste du mélodrame tel qu'il l'entend. Son final déplacé et à ce titre éloquent. Cette séquence avait traumatisé mon enfance, je n'avais vu que cela du film, au hasard d'un coup de zapping. J'en avais gardé l'essentiel mais oublié la brutalité de la scène. En voyant le film ce soir, j'en mesure la portée et tourne une page de mon passé. Grand, grand film.

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le 13 janv. 2013

Modifiée

le 13 janv. 2013

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Krokodebil

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