Édification du génie de Tsai Ming-Liang par Days

Bon et bien, Tsai Ming-Liang rentre encore un peu plus dans mon panthéon cinématographique. Ce dernier, accouche ici un deuxième chef d’œuvre, qui comprend toute la pertinence que renferme le cinéma. Notre cinéaste du jour comprend à merveille le langage du médium cinématographe, et en décrète sa forme la plus subtile et par conséquent la plus aboutie. Voyons ce qu’il en est. 


La première scène est déjà excellente il faut la comprendre. L’intérêt réside dans ce plan fixe, qui filme un objet de manière trop longue pour ne pas en établir quelque chose. Cet objet c’est un personnage, que l’on ne reconnaît pas. En effet, l’intérêt est donc de prêter attention aux différents détails sur lesquels le plan veut s’attarder pour édifier le futur de son intrigue.


Ici, Tsai délivre donc une scène qui veut édifier le naturalisme : une longueur qui relate des détails édifiant du réel, le jeu sobre et rationnel vis-à-vis de l’action proposée (en l’occurrence une simple contemplation qui n’induit pas une prestation démesurée) et une situation qui n’a rien d’explicatif vis-à-vis de l’intrigue. Tout cela pour justement laisser le spectateur raisonner sur ce qu’il voit, pour en déduire un bout d’intrigue.


Ici, il faut regarder la mine du personnage qui est donc un élément matériel concret, car il relate des effets de la matière sur les corps. Encore une fois, ça aussi c’est un effet phénoménal de la compréhension de Tsai sur ce qu’est le médium cinéma et pas le théâtre filmé seulement. Pourquoi regarde-t-il ce paysage ? D’ailleurs quel est réellement ce paysage ?


De là c’est pareil, le plan ne révèle rien, tout est flou pour ne pas faire parvenir de manière didactique les éléments, mais rien qu’avec ces éléments on peut en déduire une richesse et l’homme démontré, un homme profondément seul. En effet, la simple allusion filmique à une baie vitrée laisse comprendre que l’individu contemple une vue et que par conséquent, cela relate que la maison a une vue directe sur un paysage qui relate d’un intérêt profond d’être regardé et ça, cela veut dire que la maison doit valoir un max. Encore une fois, unique concept de rationalité vis-à-vis du réel que comprend Tsai et qui crée une séquence d’une subtilité folle. Il faut faire ce cheminement entre la baie vitrée, le regard portant vide de Sheng etc. pour comprendre l’œuvre, preuve de son exigence désaliénante. I


L’étalonnage de la scène est aussi très intéressant car il penche pour un bleu-gris assez triste qui par conséquent, rend la scène triste mais de manière subtile car : elle n’est évoquée d’aucune manière comme triste par Sheng (il regarde simplement le tout). En effet, ce dernier ne joue pas/rien, et la pluie vient légitimer la colorimétrie : il pleut, il est donc normal qu’il fasse gris. Mais ce gris comme appartenant au réel ne signifie rien, c’est donc les affinités (que Tsai sait qu’elles sont reliées au triste, au mélancolique) du spectateur qui agissent comme émotion dominante sur le plan.


C’est d’une jouissance implacable, bravo. Mais le pompon, c’est surtout que Tsai avec cette scène consacre le cinématographe (et non le théâtre filmé), car il induit que le cinéma tend vers la démonstration du réel. Par conséquent, il assume allègrement le fait de choisir une scène tout à fait légitime au sein d’une œuvre de cinéma car tout à fait appartenant au réel.


Et je trouve que les détails comme les yeux qui bougent de Sheng lorsqu’il visionne le paysage alimentent un ancrage dans le réel car démontrent bien que ce dernier visionne quelque chose, une réalité qui a un fond qui est matériel (cf : lien avec Un temps pour vivre, un temps pour mourir). L’étirement de la séquence aussi est génial : il démontre très bien que pour regarder un paysage avec autant d’attention dans une séquence de 5 min, c’est bien pour une raison pensée. Par conséquent il accroît complètement l’idée d’être vivant matériel ayant une pensée faisant d’eux des êtres reliés au réel qui pensent (cela vivifie le tout et rend le film encore plus réel : quelle intelligence) et non d’entités dualistes rendant les acteurs agissant comme idée. Sheng est un être pensant et on le comprend en seulement un plan où il ne fait rien mais quel pied !


Simplement, c’est un épisode du réel peu montré dans le cinéma par non-attractivité. Par conséquent, beaucoup de films ne se dirigeant pas vers ce genre de plan annihilent le réel et par définition n’en comprennent pas la subtilité qui peut en découler comme j’ai tenté de le démontrer en haut. C’est donc d’autant plus jouissif de voir et de comprendre que Tsai Ming-Liang désire abondamment que l’on raisonne devant ce qu’il nous montre et entretienne notre esprit, en délaissant les séquences aliénantes. Le film commence sur les chapeaux de roues, si je puis dire.


Et la scène succédant confirme la subtilité de la première. Ici, Sheng est dans un bain, cet élément renfloue l’idée de richesse du personnage évoquée en amont : seul un riche individu possède les moyens d’avoir un bain de ce type chez soi (bien sûr l’intérêt de tout cela réside dans le fait qu’on l’a interprété). Cette scène est donc très pertinente dans sa matérialité des images qui est un point fort, c’est-à-dire que l’œuvre considère parfaitement que son spectateur doit penser devant l’œuvre et va donc la complexifier en laissant les images interagir entre elles : ce qui a été disposé plus tôt a une incidence sur les scènes succédant et n’a pas à être respecifié, car le spectateur peut le faire lui-même.


De plus, Tsai rajoute une couche dans le cinématographe naturaliste, avec un élément relatif à cela : la matière du réel. En l’occurrence, il prend l’élément le plus criard (mais ce n’est pas du tout péjoratif tant l’idée cinématographique et la volonté de l’employer est déjà brillante) de l’eau. De plus cela est fait par un plan en contre-plongée qui donc permet de voir le corps du protagoniste immergé et donc changeant par le biais de cette matière-là.


La matière est donc palpable (matérielle dirais-je de manière tautologique) car elle a une répercussion sur les corps, leur donne une autre forme, les change. Je trouve que de faire ça est brillant car cela relève totalement d’une fonction du réel qui est propre au médium cinéma (si l’on spécifie aussi le mouvement de l’eau dans la scène). De plus, la scène laisse observer le troisième téton de Sheng, ce qui ancre d’autant plus que l’on nous laisse le voir et que c’est un élément encore une fois, purement propre au réel, où est-ce que l’on peut voir ça autre part qu’au cinéma ?


L’image par la suite, qui montre les montagnes dans leur grandeur phénoménale, est belle, mais est surtout belle car alimentée par le réel et la matérialité des images. En effet, l’image ici nous induit à penser sa beauté et sa légitimité par la pluie énoncée discrètement dans le premier plan. Cela donne donc un sens à la calorimétrie de l’image et la légitimise dans son esthétisation de la vue.


Pareil, la scène de présentation du second protagoniste est tout autant pertinente, car avec une coupure nette nous montre un plan qui interagit avec les plans d’avant et nous pousse à penser le rapport entre. Ici, on fait appel à notre rationalité vis-à-vis du réel, par conséquent on interprète le cadre de l’image, qui laisse percevoir un bâtiment urbain plutôt délabré et en ville et que par conséquent, l’échange charnel que le film met en avant va se caractériser par cette précarité dans l’en dessous que suggérait le paysage dans les montagnes qui justement lui caractérisaient la rémunération du protagoniste de l’en dessous par celui qui habite justement sur la montagne au-dessus. C’est très subtil à capter mais sérieux quelque c’est brillant.


Tout ça en 4 plans et sans dialogue. Les 4 montrent successivement un individu regardant un paysage, chez lui, un plan d’une montagne qui nous fait interpréter au vu du plan où ce dernier regardait un paysage que c’est là où ce dernier habite, puis un plan qui montre un appartement relatif à l’urbain qui donc montre la ville qu’il y a en bas de la montagne.


C’est pareil sinon, le plan est pertinent de par la disposition d’un grillage (allusion carcérale) au premier plan, qui laisse entrer l’hypothèse de l’enfermement d’un personnage pour on ne sait quelle raison, et qui pourrait donc influencer la matérialité des images si ce dernier venait dans les scènes qui suivent à accepter un accord libérateur. Puis, le fait de le montrer en train de faire des offrandes devant un mini temple renfloue encore la profondeur du réel, car vient édifier un pan des éléments de notre réel, relatifs à la religion et à son histoire.


Puis surtout le cadre assez large ne laisse pas distinguer ce que ce dernier fait, il faut donc inspecter et tenter de comprendre, ce qui nous pousse d’autant plus à prendre en compte de manière rationnelle la captée, et l’exploite en accord avec le réel, car ce dernier va forcément en être affilié à ce dernier : sur quelles bases du réel ce cadre signifie quelque chose.


Encore un plan intéressant celui d’après, qui montre sur un plan large la nature des hauteurs que le plan large nous laisse déceler mais ne nous donne pas et surtout le plan large met Sheng dans un coin du plan ce qui fait que nous devons réfléchir si nous sommes bien en train de voir ce dernier et donc s’attarder sur ses vêtements etc.


De plus cela renvoie à ce que j’ai dit auparavant car l’on comprend plus promptement que ce dernier habite bien dans les hauteurs sans pour autant le révéler. Ici, tous les plans qui se succèdent mettent en place l’idée trouvée avec brio, sans pour autant de dialogue, simplement avec des images qui doivent interagir avec notre raison, c’est ce que j’appelle du cinéma. Tsai Ming-Liang fait du cinéma. On comprend donc que le personnage de Kang que l’on doit déceler si c’est bien lui, étant devant un panorama de montagne au loin qu’il semble être celui que l’on a vu auparavant mais où il faut encore le déceler, a bien la position que l’on a pu lui donner dans les plans d’avant, tout cela est très subtil.


Pareil pour le plan où ce dernier s’étire, on ne sait pas vraiment quel est son problème (pas de voix off), seulement lui avec un jeu de modèles qui s’étire il faut pareillement déceler que ce dernier est malade mais cela nécessite l’utilisation de la raison. Le plan fixe est d’une efficacité délirante tant il prêche l’envie de déceler le moindre détail du réel qui pourrait donner une envergure au récit. Envergure présente mais Tsai ne trouve pas intéressant de dévoiler, il veut la suggérer.


Une autre idée intéressante dans ce plan où NoN se réchauffe c’est le fait d’incorporer dans l’image une sorte de récipient pour avec du feu pour se réchauffer. Cela est simplement disposé dans le plan mais son efficacité est redoutable et d’une justesse pour évoquer 15 trucs différents dont la précarité de ce dernier obligé de se réchauffer avec ça, sûrement contraint par la pluie ce qui donne une profondeur au réel de l’action, car il induit aussi une matérialité dans la nécessité du corps de NoN qui désire de la chaleur car logiquement il fait froid. Cela paraît bizarre dit comme ça mais cela vivifie terriblement le réel du film, car les acteurs sont au-delà de la simple entité, ils sont vivants, ils ont une profondeur organique.


Et tout cela vient donc encore une fois en seulement un plan fixe ériger l’intrigue, autour de la précarité d’un comblé par l’absence de précarité de l’autre. Sur la légitimation par ailleurs des manifestations des sentiments des personnages comme déjà fait avec la météo, je trouve pertinent le plan où Kang se fait soigner (du moins le plan dissimule ce qui lui arrive vraiment afin que l’on le comprenne), car il met en évidence l’inconfort que ressent son corps dans la maladie, de manière expressive mais justifiée : Tsai ne fait pas l’expression pour de l’expression, il justifie ça via une clause du réel qui est celle d’avoir la tête dans le haut d’un matelas de massage, ce qui la majorité du temps te fait une tête de personne mal en point, qui donc crée une expressivité vis-à-vis de la maladie, mais pas du tout criarde car relative à une clause du réel qui induit une représentation d’émotion telle.


Donc on comprend que le but du cinéaste n’est pas d’à tout prix montrer cela mais que cela peut le suggérer fortement de montrer ça. De même pour le plan qui succède assez chaotique où l’on montre les câbles et autres éléments qui soignent et qui donnent une impression chaotique, mais seulement si on les filme. Là en l’occurrence ils n’appartiennent qu’au réel et au sein du réel ils n’ont comme fonction que leur fonction préétablie et en aucun cas une vision qui témoigne de la maladie.


Mais de les montrer légitimes d’être filmés incarne cette idée, ils portent une idée de mise en scène qui est reliée à un sentiment. Mais ça n’est qu’enfermé dans un plan fixe filmant du réel, et par conséquent ça ne veut pas dire grand-chose. On le suggère simplement, on ne veut pas nous asphyxier de criard.


De plus le plan offre un réel aperçu d’un approfondissement réaliste avec le fond du plan qui expose des boîtes de médicaments qui donc doivent nous suggérer que ce dernier se trouve dans une clinique pour se faire soigner. Encore une fois, seulement notre rationalité vis-à-vis des codes du réel qui nous disent quelque chose dans l’action sans vraiment le dire, de manière périphrastique. Je pense que c’est le langage du médium cinéma ça.


Pareil, dans cette scène, Tsai fait tout pour que l’on aperçoive de manière non distinctive les tenues des infirmières pour que l’on doive faire un effort devant l’image pour déceler à quel rang appartiennent ces tenues. Il faut aussi des plans resserrés pour que l’on comprenne particulièrement le sentiment chaotique du traitement, métallique, qui paraît peu agréable pour un individu qui est censé être soigné. Ce caractère des soins est aussi très bien mené car il interagit lui aussi avec l’idée de matière du réel.


Les éléments de soin que l’on dispose, métal, liquide orange, ont une matière qui, si elle est reliée au réel, paraît assez dérangeante. Mais tout cela n’est enfermé que dans un plan simple, il faut l’interpréter pour déceler. Et puis je trouve que cette importance donnée au soin approfondit encore pertinemment l’idée de réel, au sens où l’on prodigue des soins qui vont s’établir matériellement dans les corps, dans leurs organismes.


Encore une fois, cette notion de corps est une notion très reliée au réel, car elle induit une vivacité, du vivant qui s’établit de manière dépendante à la volonté artistique de l’œuvre, ce qui approfondit le réel et donne vraisemblance chronique et impactante au récit, mais toujours avec une subtilité qu’il faut comprendre. Donc c’est un bon point car le réel est un élément qui dans l’art n’est représentable que dans le cinéma.


Pareil, dans la scène suivante, la non-criardise est de sortie par l’approfondissement du réel qui édifie la vraisemblance du récit. Dans un premier temps, l’affiche de femmes derrière NoN édifie quelque chose d’intéressant vis-à-vis de l’intrigue homosexuelle qui va se lier. Seulement l’intérêt est qu’elle est placée dans le fond du cadre, ce qui induit qu’elles n’ont pas d’intérêt car elles ne sont pas mises au premier plan, puis avec une certaine dégradation, ce qui renfloue l’idée qu’elles sont là depuis longtemps et qu’elles appartiennent au réel car elles appartiennent à ce qui est antérieur au film et à sa diégèse.


Et donc tout ce qui appartient au réel, ou à ce qui est diffusé, de manière intelligente, à montrer que cela appartient à un réel défini envoie l’idée au spectateur que cela n’est pas un effet de mise en scène spécifiquement pour eux. Tsai Ming-Liang fait ce choix pour qu’on ne se doute pas d’un lien de cette affiche avec l’intrigue, pour mieux le dissimuler et nous laisser le choix de le prendre en compte ou non. Il faut raisonner pour trouver un lien à ce fond de plan.


Pareil pour la scène de la douche qui suit, qui fait entrer le bol rose avec lequel se douche NoN, qui était déjà dissimulé dans un plan auparavant, ce qui approfondit le réel et donne une vraisemblance qui donne elle-même un sentiment au spectateur de légitimité de l’action au récit, bien plus ample car elle traduit du réel. Le sens du détail. Cela donne l’impression que NoN n’est pas guidé par des volontés scénaristiques, qu’il appartient réellement à une forme du réel.


Le réel découle du fait que le spectateur se dit donc que NoN est un personnage qui développe une relation pratique avec ce bol, ce qui induit que ce dernier est pourvu d’affect intérieur et d’une raison qui lui permettent de réfléchir. Cela induit la profondeur du réel qui le rend humain et pas entité. Il n’est pas une fonction narrative relative à une idée, il est une personnalité complète appartenant à sa réalité, avec laquelle il interagit donc.


Encore une scène super intéressante est celle où un plan rapproché à l’épaule suit Kang qui sort chez le médecin. Tout d’abord, Tsai cherche à renflouer notre compréhension sur la maladie à travers encore une fois notre rationalité vis-à-vis de son attelle au cou (ref à The River?), qui en interagissant avec le réel, relève d’un handicap, d’une maladie. Cela approfondit le personnage de Kang dans l’intrigue sans rien divulguer didactiquement, notre rationalité vis-à-vis du médium nous fait comprendre.


De plus, le fait de tenir la caméra à l’épaule fait que le plan est tremblant, peu précis, fugace et que par exemple, on ressent que Kang sent un regard social vis-à-vis de son handicap, car on peut déceler avec complexité les regards des passants sur ce dernier. La caméra est fugace donc cela n’est pas simple de bien voir les passants le regarder avec intérêt, de plus avec un gros plan centré sur la tête de Kang, c’est de cette façon que Tsai dissimule son idée de mise en scène.


Encore une scène pertinente qui influe de manière subtile sur la teneur de l’intrigue est celle où l’on voit ce qui s’apparente à un marché bas de gamme et qu’au coin du plan se dissimule NoN que l’on doit bien sûr deviner. Eh bien rien que cette réalisation rationnelle autour du plan suffit pour comprendre de manière efficace que ce dernier travaille ici, et que par conséquent, cet endroit étant un marché bas de gamme un peu délabré, nous faisons le lien avec la rémunération que l’on interprète comme faible.


Donc si l’on regroupe tout, cela nous fait savoir que NoN est quelqu’un qui ne gagne pas bien sa vie et ce grâce aussi à la matérialité des images qui correspond donc à ce que j’ai passé mon temps à décrire auparavant qui rentre directement en interaction avec cette scène, le tout lié par ma raison. Pourtant NoN n’a « rien fait » durant toutes ces scènes pour induire tout ça. Ce dernier a seulement mangé, fait une offrande, s’est douché, et est apparu sur un marché bas de gamme. Tsai a misé sur l’intelligence du spectateur à comprendre le cadre et son lien avec le réel pour en déceler une rationalité vis-à-vis du réel, ce qui va traduire une intrigue.


Encore une fois, quelque chose qui m’intéresse particulièrement, c’est l’alliance du naturalisme et de l’expérimental. Ce qui paraît pourtant comme opposé Tsai les fusionne. Par exemple, à l’heure où le cinéma se démène pour constamment édifier du mouvement dans les plans, au point de ne jamais avoir d’immobilité dans la majorité des films qui sortent, Tsai Ming-Liang opte pour créer des scènes qui n’en comportent jamais.


Ces scènes créent un effet d’incompréhension chez le spectateur qui ne voit pas l’intérêt de tels plans, par habitude. Tsai pousse donc à raisonner devant l’incompréhension d’une telle démarche, d’où d’une part la patte expérimentale. Ce qu’il a d’autant plus malin dans cette part c’est qu’elle édifie directement la teneur aliénante du mouvement au cinéma, qui dès lors qu’il n’est pas utilisé, entraîne directement la réflexion, de par le calme, la lenteur et la non-stimulation que le calme impose.


Cela me fait penser à Memoria de Apichatpong qui sortira une année plus tard et qui embrassera cette audace expérimentale basée sur le sommeil aux antipodes du cinéma courant. Le film confirme complètement ces bases d’œuvres désaliénantes. Sur la même facette naturaliste, les scènes où l’on ne met pas en scène le mouvement disposent des détails de mouvement du réel, tels que lorsque NoN dort, les rideaux bougent par le vent dans le coin du plan fixe, ce qui édifie tout de même la cause que ce sommeil n’est pas hors du temps, il est réel, et donc la scène du sommeil fait entrer sa légitimité par le fait que la scène n’est pas tant expérimentale car sa lenteur ne transcende jamais le réel.


C’est ce mouvement de rideau qui nous le prouve car ce dernier est tout à fait relatif à la nécessité du monde. Par conséquent le plan ne peut être soumis à l’argument du « c’est chiant », car n’est pas plus lent que l’expérience sensible de la vie elle-même. Donc j’en reviens à ce que j’ai dit auparavant vis-à-vis de la norme des films qui aliènent, et donc font ressentir le temps qui n’est pas diverti de manière décuplée au spectateur. En somme, on est responsable de son ennui.


La rencontre se fait aussi de manière intéressante. Tsai dissimule encore une fois sa caméra dans la chambre d’hôtel où est arrivé Kang, ce qui impose la matérialité des images, car nous rappelant de la scène du début dans les montagnes, l’on comprend le déplacement opéré par Kang. De plus, la valise dissimulée renfloue cette idée.


Le plan de Kang dans le lit attendant, nous laisse dubitatifs, et l’arrivée de NoN est déterminante, tout d’abord car elle interagit avec le plan d’avant qui montrait Kang sur son téléphone, ce qui nous permet d’établir un lien avec. Puis, la compréhension d’une rémunération avec ce dernier pour un travail probablement illégal, car on le comprend en repensant au plan où NoN se trouve sur le marché ou encore à l’allure délabrée de chez lui. Tout cela on le comprend alors que les deux plans ne sont que des plans fixes de l’un allant dans une chambre d’hôtel et l’autre avec lui et l’individu le massant.



Par ailleurs, la rencontre des deux est tellement intéressante dans son intervention. Tsai sait que l’on va pertinemment reconnaître NoN, alors ce dernier se soucie simplement de le disposer dans le plan, sachant que notre raison saura interpréter sa venue grâce à la matérialité des images, plutôt que de créer une scène parlée qui édifierait leur rencontre, ce qui la surlignerait pour nous dire que ce sont bel et bien les deux personnages principaux, alors qu’on le sait grâce à toute la sobriété du monde et notre raison.


Aussi, la scène de massage jouit de son plan fixe sans modification de l’image, de manière très sobre car elle signifie bien la subtilité de la compréhension de Tsai, qui sait qu’il n’y a pas besoin de plus pour y déceler la sensualité masculine qui s’exerce dans cette scène. Les choses se font sensuellement alors on l’interprète comme tel. Puis surtout le plan fixe permet de voir la scène, comme une scène de réel pur qui n’est pas truquée. La performance est directement démontrée sans passer par 40 plans qui la sophistiquerait trop, au point qu’on ne la sente pas naturelle.


Alors, toute la sensualité qui en découle s’évaporerait. Cela permet de mettre le doigt sur le naturalisme actoral dont fait preuve le film. Tsai veut que ses acteurs ressentent plutôt qu’interprètent pour être le plus naturel possible. Si naturel il y a, alors ces derniers laissent transparaître l’expérience sensorielle par laquelle ils sont traversés et n’ont plus besoin de l’exprimer (criardement), leurs corps le font spontanément pour eux. Je renvoie vers Kechiche qui est un pur le maître concernant cette volonté esthétique.


Les scènes érotiques sont juste savoureuses tant elles témoignent à merveille de la sensorialité des corps dans le fait de recevoir le sexe, et surtout grâce à la subtilité du plan fixe. Tsai comprend que le spectateur est rationnel vis-à-vis de la sexualité dans le réel, en rajouter plus au travers d’une composition ne ferait qu’en rajouter. Ainsi quelle sensualité s’établit à l’écran !


Surtout que cette sensualité traduit plein de codes du réel, qui créent un approfondissement de l’intrigue. Par exemple et c’est fou : la manière dont NoN caresse le téton de Kang permet d’interpréter la connaissance de l’érogénéité de cette partie du corps, ce qui révèle une connaissance de la sexualité, ce qui en interaction avec ce que l’on a élucidé auparavant, nous permet de comprendre l’activité de prostitution opérée par NoN.


Aussi un élément intéressant dans ces scènes où les deux sont dans la chambre d’hôtel est le mutisme intégral dont les deux font preuve pour ne pas donner d’aspect didactique au film qui expliciterait la teneur des agissements.


Malgré tout, le spectateur est en droit de se dire qu’une séquence impliquant de manière aussi longue deux personnages doit forcément les faire interagir par le dialogue. Eh bien encore une fois, je suis contraint de dire que de manière ultra maline, Tsai compense cela par le réel de la situation qui n’induit pas forcément de dialogue. La prostitution est souvent un service rendu, où les individus et surtout le serviteur ne prennent pas automatiquement le soin de discuter durant la transaction pour un tas de raisons dans le réel, que par ailleurs les séquences mettent en exergue, par des plans fixes.


Un mot sur l’image ; sa photographie, son étalonnage. Au départ, elle apparaît comme douce et mélancolique lors de la scène (où Kang s’étire), et rend l’image un peu plus esthétisée et ayant un ADN qui montre quelque chose. Cela fait rentrer une mise en scène plus idéaliste car c’est une idée, celle que le temps, la météo correspond aux sentiments, aux sensations des personnages (sauf que cela n’est pas fait de manière balourde), car légitimée par l’aperçu bref que l’on a pu avoir de la météo pluvieuse lors des premiers plans. Météo qui n’a évidemment pas été révélée grandement, il fallait la déceler lors du premier plan, et surtout elle n’a pas été esthétisée elle-même lorsqu’elle est intervenue, puisque son apparition n’était qu’au travers du plan fixe de Kang, qui n’avait pas de contrechamp sur la pluie : Tsai voulait que l’on prenne en compte le son de cette scène pour légitimer la photographie bleutée par la suite.


Finalement, la scène était faite pour montrer que ce dernier comptait se faire à manger, on le comprend lorsqu’il apporte la marmite, ou du moins ce que l’on croit être une marmite, et paf plan d’après ce dernier nettoie de la salade : rien n’est dit mais la matérialité des images fonctionne et l’on comprend que ce dernier va se faire à manger dans cette marmite la salade qu’il prépare dans cette marmite.


Ce que je trouve encore plus intéressant c’est l’aération du cadre de la scène, qui encore une fois n’est que le reflet de notre rationalité vis-à-vis du réel, car le cadre établit un état précaire mais cela est uniquement dressé au travers de conception réaliste. Par conséquent le cadre n’est pas appuyé dans sa précarité de manière grossière, mais reprend ses éléments du réel que l’on sait cognitivement que cela appartient dans le réel à une précarité. Et tout cela il faut y faire le cheminement mental en prenant en compte ce que le cadre représente.


Pareil il faut être rationnel dans le cadre vis-à-vis de la pièce dans laquelle cela est fait : la salle de bain ce qui nous fait raisonner et nous donne l’idée qu’une cuisine n’est pas présente ce qui souligne l’idée de pauvreté etc.


De plus ce que j’aime beaucoup c’est la non-ancritude que le film veut avoir dans un réel immédiat, le film ne veut pas dépeindre un réel contemporain, il veut dépeindre le réel. Ce que je veux dire c’est qu’on ne sait pas en quelle année le film se déroule ni dans quelle époque, car les téléphones, l’agencement des maisons et des appartements, les vêtements que l’on peut voir pourraient tout aussi bien être actuels qu’anciens.


Ce que j’aime avec ça c’est que le film échappe à son ancrage contemporain car il ne veut pas critiquer une société donnée, mais un élément du réel à part entière. C’est pour ça qu’il est à part. C’est pour ça que le cinéma de Tsai Ming-Liang tend vers le phénomène, le ressenti.


Pour conclure, l’œuvre est à mes yeux un Chef-d’œuvre. La forme radicale qu’à perfectionné Tsai Ming-Liang au fur et mesure de son œuvre, laisse à présent voir la compréhension totale du médium cinéma. Cela correspond totalement à mes attentes vis-à-vis d’une forme artistique comme le cinéma. À mes yeux, la compréhension de la materialité des images, de la rationalité du spectateur vis-à-vis du réel, et la sacralisations du détail du réel par le plan fixe, en fait aujourd’hui, une des plus belles œuvres que j’ai pu voir. Bravo.

PachaPitou
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le 20 oct. 2025

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