On devait être aux alentours de la demi-heure de film…
L’intrigue se déroulait sans accroc et je me souviens m’en être alors fait la réflexion : « tiens, c’est sans accroc… »
Or ce n’est pas toujours bon qu’on en vienne à se dire ce genre de choses pendant une séance…


D’abord, si on en arrive à avoir ce genre de réflexion en plein film c’est déjà qu’on n’est qu’à moitié dedans. On n’est certes pas décroché, mais on n’est pas pleinement mobilisé non plus. On peut penser aux courses qu’il nous reste à faire sur le chemin du retour, aux potes qu’on s’était promis d’appeler avant la fin de la semaine et donc à ce genre de constatation semi-passives : « tiens, c’est sans accroc… »
Et puis l’autre problème tient justement au fait que les premières remarques qui nous viennent à l'esprit se fassent en creux. C’est sans accroc. Sans temps mort. Sans fausse note…
...Mais au-delà de ce qu’il n’est pas, qu’est-ce que ce film est, au juste ?


Alors – pour sûr – si on fait un peu d’effort on peut arriver à retourner les constats.
Ce De grandes espérances sait être un thriller efficace, bien interprété, mis-en-scène proprement et à l’intrigue bien ficelée. Et à partir de là je comprends celles et ceux qui se soient arrêtés à ça. Je comprends d’ailleurs même aussi celles et ceux qui ne soient contentés de ça.
Car pris comme ça, de prime abord, De grandes espérances est simplement efficace. Il distrait, captive le temps de son déroulé, fait le boulot et ensuite la tentation est certes grande de s’en satisfaire et de le laisser derrière soi ; de passer à autre chose.
Au bout d’une demi-heure de film j’étais persuadé en tout cas que c’était ce que je ferai de ce film…
...Mais au sortir de la salle je me rends compte qu’en fait, mon rapport avec ce film va bien au-delà de ça.


Pourtant c’est vrai qu’à première vue, la grande faiblesse de ce film tient en un cruel manque de relief et d’identité. Bien que propre, la mise en scène n’en reste pas moins aseptisée, impersonnelle, presque quelconque.
La tentation est dès lors grande de ne pas faire attention ; de rester dans ses habitudes et de n’appréhender ces Grandes espérances que comme un simple film de genre bien ficelé ; du Netflix de luxe pour petits bourgeois. Et c’est vrai que par rapport à ça beaucoup de détails ne trompent pas. D’un côté les personnages qu’on nous invite à suivre dans ce premier quart sont tous – sans exception – des parvenus ; des néo-bourgeois qui ont su tirer profit des quelques rares ascenseurs sociaux encore fonctionnels dans ce pays. On les surprend en train de discuter de politiques redistributives, de mise en place d’échelle des salaires et d’économie sociale et solidaire, tout cela bien évidemment autour d’un bon vin qu’on déguste dans une belle villa, elle-même non loin d’une belle plage. Et puis – patatra ! – voilà que cette fichue malchance décide de mettre sur le chemin de nos charmants jeunes gens aux destins brillants un petit aléa pas sympa – un accident tout con – susceptible de tout gâcher…


Seulement voilà, sitôt s’agit-il de prendre ce film dans son intégralité que la tentation devient grande de voir dans cette forme lisse quelque-chose de piégeux ; que ce piège soit volontaire ou non d’ailleurs.
Parce qu’avec le recul – et pour ce que ça me concerne – je la trouve loin d’être inopérante cette forme clinique.
Elle est confortable. On se laisse facilement porter par elle. On ne la questionne pas… Dit autrement elle nous amène à ressentir les choses comme son personnage principal doit certainement sentir sa vie lancée sur le rail de la réussite sociale : sans accroc.
Et là où je trouve ce film intéressant – que la démarche soit intentionnelle ou pas – c’est que malgré l’aléa – malgré l’accroc diégétique – ces gens s’efforcent de ne pas quitter leur cadre confortable. Il faut que ça fonctionne comme avant. Il faut que ça aille où c’est censé aller. Il faut que l’espérance du grand destin soit préservée…
Or en périphérie de ce rail des choses sont dites, des choses sont montrées, et un propos tout autre se dégage…
…Et avec lui une expérience de cinéma que je trouve particulièrement fine.


Car de quoi nous parle exactement ce De grandes espérances ?
Il ne nous parle pas seulement de ces jeunes gens au destin bousculé. Il nous parle aussi en toile de fond des dégâts collatéraux de cette ascension tant promise ; du prix à payer pour nourrir de telles espérances.
En fait, si on prend bien la peine d'y regarder, l'intrigue ne cesse de lister les victimes de cette violence produite par celles et ceux qui nourrissent justement de grandes espérances.


Bien évidemment la victime la plus évidente est celle de Lucciani, cet automobiliste qui finit abattu et abandonné comme un animal renversé sur la route. Citons aussi le père de Madeleine que sa fille finit par abandonner et ignorer à plusieurs reprises, ou bien encore le père et le mentor de Gabrielle dont on comprend qu'ils ont également été les victimes de l'ancienne énarque ; sacrifiés sur l'autel de ses ambitions. Et puis surtout comment ne pas évoquer le cas d'Antoine qui d'abord n'hésite pas à abandonner lâchement Lucciani pour sauver son avenir, puis à abandonner Madeleine pour mettre à distance son trauma, avant de carrément chercher à éliminer socialement cet ex pour éliminer avec elle ses propres contradictions et ainsi rétablir son confort et ses illusions.


...
Et c'est là pour moi que se trouve toute la subtilité de ce film. Comme Madeleine, nous nous laissons conduire sur le rail de cette forme confortable ; nous nous laissons bercer par la douce sensation de dynamique sans secousse. Et comme elle, on pourrait très bien être tenté de ne pas regarder tous ceux que notre élan a broyé et qui ont été abandonnés sur le bas-côté ; des victimes d'autant plus faciles à invisibiliser qu'il suffit d'avancer pour qu'elles soient oubliées.


Mais le scénario de Sylvain Desclous, Olivier Lorette et Raphaël Chevènement est justement pensé pour qu'on soit forcé de tourner la tête, d'ouvrir les yeux... De poser des questions...


C'est que la problématique posée à Madeleine est loin d'être sans ambivalence.
Dans son affaire, la jeune-femme n'est jamais toute blanche ou toute noire.
Chaque événement posé nourrit l'ambiguïté morale qui plane autour de chacune de ses actions.


Elle n'est pas responsable de l'altercation avec Lucciani MAIS c'est elle qui lui tire dessus.
Elle était pour qu'on appelle la police MAIS elle ne s'opposera pas au plan d'Antoine de fuir tout en masquant leurs traces.
Elle vit avec la mort de Lucciani en permanence sur la conscience MAIS ça ne l'empêche pas de continuer à mener son projet comme avant.
Elle travaille ensuite au sauvetage d'entreprises liquidées par des actionnaires véreux MAIS en usant de méthodes crasses tels le chantage et la calomnie.
Elle devient par la suite victime du chantage d'Antoine MAIS n'en dit rien à Gabrielle pour sauver ses miches, au risque de saborder la cause commune qu'elles défendent toutes deux.
Et donc surtout, au final, elle doit apprendre à se sauver du piège tendu par Antoine MAIS en lui faisant endosser un meurtre qu'il n'a finalement pas commis.


...
Or en faisant le choix de nous placer aux côtes de Madeleine, ce film nous oblige clairement à questionner sa position, ses méthodes et surtout le bien-fondé de sa démarche...
...Et c'est peu dire si, au fond, de par son cheminement global, ce De grandes espérances nous conduit sur une voie aussi sulfureuse qu'inattendue.


Car on ne me fera pas croire que le titre de ce film a été choisi sans considérer celui du roman de Charles Dickens du (presque) même nom.
Et même si je n'ai pas lu l'ouvrage dont il est ici question, il me paraît difficile d'ignorer a quel point la question des inégalités et des violences sociales est au coeur de l'oeuvre de l'auteur anglais.
Or que ressort-il sitôt met-on de front le film de Sylvain Desclous et l'univers de Dickens ? Il ressort cette idée qu'au fond, entre le Royaume-Uni du XIXe et la France du XXIe, seule la forme de la violence sociale a changé.


Certes, plus d'un siècle de lutte a permis d'extirper une bonne partie des masses laborieuses de la misère matérielle, mais malgré tout la lutte n'a pas disparu. La violence n'a pas disparu. Les victimes et les bourreaux non plus.
Se pose alors une question fondamentale pour toutes celles et ceux qui, bénéficiant des derniers reliquats d'égalisateurs et d'ascenseurs sociaux mis en place lors du siècle – et cette question c'est d'ailleurs celle qui est posée durant tout le film à Antoine et à Madeleine – faut-il rester fidèle à un esprit de justice et de lutte sociales sans lesquels notre ascension personnelle n'aurait jamais pu être possible ou bien faut-il désormais se solidariser à l'ordre mis en place par et pour les privilégiés, maintenant qu'on en fait partie ?


Elle est là la question morale posée par le film. Elle est là et elle est nulle part ailleurs.
C'est cette question qui permet clairement à ce De grandes espérances de s'extraire du simple thriller brossant la petite bourgeoisie dans le sens du poil.
C'est cette question qui est posée aux spectateurs par l'intermédiaire du personnage de Madeleine. Et c'est d'ailleurs cette question qui, à ce que j'ai pu en lire, en a perturbé plus d'un sur ce site (au point même que certains aient jugé la question politique hors-sujet, c'est dire !)


Parce qu'il ne s'agit pas d'une simple question morale sur ce qu'on peut s'autoriser à faire pour défendre sa propre position ou pour préserver son bien-être.
Il s'agit clairement d'une question de lutte de classe, de violence de classe et de trahison de classe.
C'est d'ailleurs tout le sens de ce dénouement final.


Parce qu'au bout du compte Madeleine aura été lâchée par tous les appuis qu'elle s'était constituée : Antoine l'aura menacé et attaqué pour satisfaire ses intérêts personnels. Même chose pour Gabrielle qui, bien qu'elle soit plus intègre que son fils, l'abandonne également afin de sauver son ministère et son projet de loi. Au final, le seul qui soit resté fidèle à Madeleine – quitte à se salir les mains – c'est son père. Il a été abandonné par sa fille à de multiples reprises. Elle n'est revenue
vers lui que lorsqu'elle fut dans le besoin. Et même après cette reprise de contact il a à nouveau subit un abandon de sa part. Il aurait pu lâcher sa fille comme elle l'a lâché lui. Il a décidé pourtant de lui rester solidaire coûte-que-coûte ; quand bien même n'y avait-il aucun intérêt personnel. Et si cette solidarité est certes une solidarité qu'on pourrait voir dictée par le lien père / fille, il se trouve aussi qu'au final elle est mobilisée par un membre de la classe laborieuse. Et les regards appuyés en fin de film entre Yves et Madeleine ne sont clairement pas que ceux d'une reconciliation familiale. On sent aussi chez Madeleine une possible reconciliation avec ses origines sociales.


...
En fait, a le prendre dans son entièreté, ce film est celui d'une opposition de culture, d'une confrontation d' habitus : d'un côté la culture de la socialisation ponctuelle, utilitariste et jetable, au service de son ascension personnelle ; de l'autre celle de la solidarité indéfectible de classe, non moins utilitariste, mais ce coup-ci au service d'un combat collectif visant à transformer les règles du jeu.
Et face à cette opposition, ce film a décidé d'installer une progressive déviance – pour certain un réel inconfort moral – afin de nous ouvrir à ce qui est son propos sur la question. Et ce propos est le suivant...


...C'est que face à cette violence de système qui parvient à se masquer insidieusement derrière une illusion d'attitudes individuelles et décorrellées les unes des autres, user d'une violence toute aussi insidueuse peut s'avérer au final légitime car il s'agit là d'une lutte sociale se menant au sein d'un système donné et non d'une simple quête de vertu individuelle au sein d'un monde de vilaines tentations.


...Et autant dire que ce genre de propos , pour le moins rare et inattendu au sein du cinéma français, n'est clairement pas pour déplaire au genre de petit bourgeois parvenu dont je fais partie. ;-)


Au bout du compte – et alors que vient le moment de conclure – je me dois bien de reconnaître que ce De grandes espérances a su agréablement me surprendre, sachant endormir ma méfiance pour mieux m'éveiller par la suite.
Et même si au final je dois bien reconnaître l'efficacité qu'a su avoir ce dispositif sur moi, je ne peux m'empêcher malgré tout de nourrir à l'égard de ce choix formel un sentiment mi-figue-mi-raisin.
Car même si elle a participé à me faire cheminer jusqu'à un résultat qui m'a grandement séduit, j'avoue qu'en contrepartie cette forme lisse est aussi celle qui anesthésie en partie mon désir d'y retourner ; c'est elle qui atténue aussi en partie mon plein enthousiasme pour ce film en tant qu'expérience pleinement cinématographique.


Malgré tout ce n'est pas ça qui va pour autant me faire bouder mon plaisir. Des films qui ont su rester aussi actifs dans mon esprit après que je les vus deviennent aujourd'hui bien rares. Des intrigues qui ont su me laisser entrapercevoir de la malice, de la subtilité et de l'audace aussi.
Alors autant vous dire que chez moi ce film saura susciter de grandes espérances pour l'avenir et que je manquerais pas de suivre ce Sylvain Desclous pour voir ce qu'il aura encore à nous dire...

lhomme-grenouille
8

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le 19 avr. 2023

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