Toi qui entre ici, abandonne toute espérance


L'Homme croit voir le monde à travers deux yeux, deux petites ouvertures étroites, et les choses lui apparaissent dès lors limitées et à distance. En réalité, nous ne voyons pas le monde à partir de petites ouvertures, deux petites fissures mais à partir de l'espace infini. Quand on s'éveille à cette vision sans voyant, alors les choses sont unes avec l'infini et deviennent elles-mêmes l'infini. Et c'est la libération.



William Blake, le mariage du ciel et de l'enfer.



Pas de bol ce William Blake. Voilà qu'il débarque par le train pour répondre à une demande de poste, y laissant ses économies pour ne trouver finalement que le mépris de l'employeur dont le choix s'est arrêté sur un autre comptable. Pas de bol on vous a dit. Pire que tout, ce loustique à binocles n'a plus que de quoi se jeter une demi flasque. Dans son désespoir grandissant, une femme apparaît avec ses roses faites en papier, faute de soie. Elle l'invite, ils copulent, l'ancien compagnon de la belle débarque, ça tire, tous trépassent sauf William Blake. L'homme abattu était le fils Dickinson, le fils de l'homme qui l'avait rembarré quelques heures auparavant. Voilà qu'un contrat de 500 dollars est pointé sur sa tête, il doit fuir, loin, très loin, au delà de la société, de la justice et de l'innocence. Décidément pas de bol ce William Blake...


Sous ses airs d'un Western léché de noir et de blanc, glaçant, plus froid qu'une tombe, violent à souhait sans rien forcer, Dead Man tire sa véritable grandeur de son épopée mythique et spirituelle, de son parcours grinçant, humble, semblable au conte philosophique dans sa construction, au récit biblique dans son exécution. Dead Man a de quoi surprendre en ce sens. Peu à peu, l'ambiance et l'histoire qui se voulaient extrêmement terre à terre dans leur postulat de base (ce n'est pas pour rien si l'on évoque le métier de comptable) vont se charger d'un poids nouveau, celui là même qui sait éveiller à sa maturité la pensée, l'âme et ainsi la guider là où terre et mer se rejoignent.


William Blake va également trouver dans sa fuite du monde de l'humain une part de cette maturité. Au début présenté comme un homme sans envergure, propre sur soi et mal à l'aise face à la violence d'autrui, Blake subit l'échec dans ses espoirs, la mort dans la volupté, l'impuissance dans la philosophie, la paix dans la liberté de l'être privé de son corps et enfin l'éternité par le renoncement/l'acceptation. Du costume sans tâches, Blake bascule dans l'animalité d'une fourrure, dans l'agressivité silencieuse de peintures guerrières, oubliant ses lunettes pour enfin voir.


Et voir n'est en rien tâche aisée lorsque nous ne connaissions l'existence que par le prisme de verres de contact. Voir se fait par l'autre, par la reconnaissance de l'autre de la même réalité. Tout conte philosophique à son maître à penser, celui la même qui instruit corps comme esprit. Notre histoire en compte un : Personne. Dire de Personne qu'il n'est personne ne saurait être juste que sur le plan groupal humain. Personne se pose comme un être rejeté car né d'un jumelage entre deux clans Indiens, il est celui qui parle trop fort pour ne rien dire, il est le philosophe qui accompagne mieux l'âme qu'il ne dit. Personne est hors du temps mais pas de l'espace, faisant référence à notre héros comme le poète dont il tire son nom. Il est aussi bien le juste, l'ami comme le désir. Il est la vie.


A l'autre opposé du spectre se profile une sombre menace ; un tueur à gage des plus redoutés, chargé d'abattre Blake sans préavis ni mots de consolation. Il est l'incarnation de la mort, le croque-mort qui accompagne lui aussi l'homme à son trépas. Personnifié en cannibale sans lois ni conscience de la valeurs humaine, notre homme chasse, dévore, annihile toute trace que la vie laisse.



Ainsi, une portion de l'être est le Prolifique, l'autre portion le Dévorant [...] Il y a et il y aura toujours sur la terre ces deux classes d'hommes, et elles seront toujours ennemies ; essayer de les réconcilier, c'est s'efforcer de détruire l'existence.



William Blake, le mariage du ciel et de l'enfer.



En définitive Dead Man est un film évoquant une vie traversée d'épreuves et de désespérance, une vie sans cesse chassée par la mort (métaphore d'ailleurs très claire autour de l'homme blanc traquant "l'étranger", le peau rouge), une vie tout simplement. Au delà de cette approche saisissante, Jim Jarmusch livre là une œuvre dantesque (la considérant presque comme une vision du purgatoire, sous les épaules de Dante), brillant aussi bien dans ses compositions de plans parfois iconiques que dans le choix sonore dont la qualité ne saurait être contredite.


Toi qui entre dans la vie et sa fin, abandonne toute espérance car il faut bien arriver à accepter le désespoir. C'est cela être un Dead Man : demeurer entre ciel et terre.

Créée

le 9 mai 2017

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Fosca

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