Si Park-Chan Wook a reçu en mai le prix de la mise en scène du 75e Festival de Cannes pour « Decision to Leave », c’est grâce à une amalgame d’éléments que le film s’élève au statut de chef-d’œuvre. Il confirme la capacité de certains réalisateurs à explorer de nouveaux styles, de se les approprier, pour consolider des ébauches que d’autres réalisateurs ont déjà traité timidement, sans aller vraiment jusqu’au bout.

Si le scénario pourrait nous rappeler de loin, de très loin, le film « Basic instinct », réalisé par Paul Verhoeven en 1992, nous comprenons assez vite qu’il ne s’agit pas d’une histoire de sexe ou de rapport de force ou d’excitation sexuelle à cause du danger, mais de tout simplement d’une histoire d’amour. Pas aussi simple que cela, certes, mais la trame devient plus claire du moment où cette évidence fait surface, embarquant tout le reste avec.

Si le détective semble tomber amoureux du premier regard, Sore, voluptueuse, sensuelle et mystérieuse, nous laisse en attente. Nous transmet au compte-goutte l’expression de ses sentiments. Joue avec nos émotions en même temps qu’avec celles du détective. Alors, ce qui n’est pas dit doit être interprété par leurs gestes. Le repas sushi extrêmement cher offert par le détective lors de l’interrogatoire, cette façon qui ont tous les deux de nettoyer la table après ce repas coûteux dans la salle d’interrogatoire, comme s’il s’agissait d’un couple marié dans les habitudes d’un quotidien commun. Leur complicité est flagrante.

Si le scénario semble depuis le début se noyer dans une lenteur et torpeur soporifique, il est important de prendre conscience qu’il ne s’agit pas d’une maladresse, mais d’une volonté de terrer le spectateur dans cette même torpeur. Fassbinder, ou plutôt son style, semble prendre possession d’un rythme où les personnages se parlent souvent avec une incroyable lenteur. Comme si chaque phrase était entourée par des couches des pensées inexprimées.

L’insomnie du détective nous glisse dans une ambiance de demi-sommeil. Ce moment très étrange où nous sommes en train de nous endormir, mais dans lequel nous entendons quand même ce qui se passe autour de nous. Des echos du film indien Talaash, réalisé par Reema Kagti en 2012, dans lequel les insomnies d’Aamir Khan tentent, avec succès, de dévier notre attention.

Si le film pourrait pêcher d’un manque de consistance, de chair ou de rembourrage, les espaces soi-disant vides s’avèrent colmatés par cet amour platonique et par la lourdeur de ces insomnies. Ainsi que Fassbinder, le réalisateur allemand, Park Chan-Wook explore, évalue, observe la nature des sentiments humains dans une ambiance propre aux films de Claude Chabrol. Serait-ce corbeau mort une façon de confirmer que nous ne nous trompons pas ? Que le style de Hitchcock est omniprésent tout le long du film ? Même si on pourrait s’attendre de temps en temps à une de ces vieilles et passionnelles chansons espagnoles dont Almodóvar sait si bien se servir.

Si la première partie du film se passe dans la montagne et la deuxième dans la brume fantasmagorique de la mer, l’ambiance ne peut que nous rappeler les films du basque Fernando González Molina, notamment « Le gardian invisible ». Des meurtres mystérieux, une enquête qui évolue dans un froid et une humidité qui débordent de l’écran… Mais le scénariste Chung Seo-kyung, corroboré par la méticuleuse photographie de Kim Ji-yong, n’a aucune intention de se contenter d’un simple thriller. Il s’implique dans ce qui pourrait s’avérer un méli-mélo de regards, émotions contradictoires, messages, traductions et souvenirs. Il est sûr que le spectateur risquerait de se perdre si l’attention venait à manquer ne serait-ce qu’une seconde, mais…

Si la mise en scène et le montage absolument impeccable de Kim Ji-yong, exigent une concentration totale, il est indéniable que l’intrusion des scènes sur d’autres scènes, l’angle et les mouvements de la caméra, l’illusion de présence à l’intérieur d’un flash-back daté d’à peine quelques minutes, le mélange intemporel soutenu par ce qui est dit et ce qui a été dit (et même ce qui a été omis), font que le scénario nous promène dans la confusion de ce qui est vrai, plausible ou improbable, possible ou incertain. De ce que les personnages, et nous en l’occurrence aimerions. Paradoxalement, cette soi-disant confusion apporte une tension et une double consistance à la relation entre le détective et cette femme indéchiffrable.

Si le film se passe de toute scène à connotation sexuelle ou érotique proprement dit, ce n’est peut-être pas pour rien que Park-Chan Wook ait choisi l’actrice Tang Wei pendant qu’il écrivait son scénario. Connue par le thriller érotique « Lust, Caution » du réalisateur Ang Lee, il se dégage de son jeu d’actrice, de sa personne en somme, une sensualité capable de teindre la couleur du film à elle toute seule. Les amateurs du cinéma indien seront à même de reconnaître la capacité de rendre une atmosphère troublante, excitante, émouvante … sexuelle, alors que rien ne se passe dans l’absolu.

Decision to Leave est une histoire d’amour. Un film extraordinaire et innovant, qui nous donnera envie de le revoir. Pour mieux le digérer ? Pour mieux l’approfondir ? Par pur plaisir ? À vous de voir.




Cooleur_Asia
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le 20 août 2022

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