Demain
7.4
Demain

Documentaire de Cyril Dion et Mélanie Laurent (2015)

Vous connaissez le "fou bienheureux" ? On peut remonter à Saint Paul, qui a brillé non par son esprit mais par sa dévotion. Depuis, une longue tradition de "fou bienheureux" ou "fou pour le Christ" a perduré. le "fou pour le Christ" est une figure d'homme simple d'esprit (entendez par là qu'il est dénué d'esprit critique) mais qui est bon pour son Christ. Et si il est bon, c'est justement parce qu'il est simple d'esprit. Comme le dira Theodor Adorno dans son livre "Minima Moralia", c'est une tentative millénaire d'"absoudre et béatifier les crétins". Cette dichotomie du sentiment et de l'esprit empêche, toujours selon notre homme, d'agir avec discernement. Lorsqu'on pense à l'écologie, nouvelle religion moderne s'il en est, on peut alors s'interroger sur l'actualité de ces propos. Et pour cela, intéressons-nous à "Demain".


Alors voir ces acteurs du monde agir, former des micro-systèmes qui fonctionnent, découvrir des alternatives mises en place comme les monnaies locales - chapitre le plus intéressant d'ailleurs - ça fait grandement plaisir. On finirait presque par se dire qu'une certaine gauche, celle qui sait réfléchir l'humanisme et pas simplement en parler comme une grande valeur sociale, existe encore. Un reflet de la gauche Proudhonnienne que chérit Michel Onfray - parfois haï par celle-ci même : une lecture oedipienne de la chose le rendrait malade, je n'en doute pas - , dont le manifeste hédoniste avait de plus que ce film d'au moins réfléchir sur la forme de sa démarche, même si le résultat était décevant. Mais à une époque de médias et non de livres, ce n'est pas ça qui retourne nos esprits. Il reste que l'indépendance énergétique, le travail du sol, les transactions locales, les produits du terroir, toutes ces belles choses présentées dans le documentaire font plaisir au spectateur que je suis. "L'histoire ne nous appartient pas, c'est nous qui lui appartenons", disait un Gadaner, élève de Heidegger. Ces micro-systèmes s'opposent comme de petites révoltes à ce fatalisme historique.


Le problème, c'est que bien que cela fasse plaisir, le spectateur que je suis n'aime pas trop être pris pour un enfant de 6 ans dénué de tout esprit critique. Comme je n'aime pas être pris pour un "fou bienheureux".


C'est ce que j'ai compris que j'étais au moment où l'un des joyeux personnages demande à l'économiste du coin de nous expliquer le système économique en précisant "imaginez que je suis un enfant de 6 ans". Merci de ne pas vouloir me perdre, mais j'aimerais bien pouvoir réfléchir un peu par moi-même.


Et c'est ce que le documentaire évite absolument de nous laisser faire.


Dans un élan d'enthousiasme, notre fine équipe nous lance plein de jolis concepts et nous les assènent comme d'incroyables exclusivités de vérités à un spectateur un peu déçu de constater que leur "demain", ça fait déjà 20 ans qu'on en parle. ça devient même un peu gênant lorsqu'on se rend compte que les voix de nos commentateurs nous affirment avec passion des vérités déjà si souvent entendues, répétées, connues jusque dans les esprits collectifs. Il se dégage de cela une triste impression de voir des enfants découvrir un nouveau jouet qu'ils présenteront de manière ostentatoire à la face de leurs camarades. Sauf que leurs camarades - c'est-à-dire nous - ça fait bien longtemps qu'on les connait et qu'on les laisse prendre la poussière au sommet d'une armoire.


Après avoir accepté le retard du film qui se compte en décennies (pensons à Peter Singer par exemple, qui publie depuis les années 70), on peut se dire que le documentaire est simplement un peu en retard.


Mais lorsqu'on nous sort que le Bouthan est le premier pays 100% écolo et qu'ainsi le film nous montre qu'il confond objectifs politiques et réalité - ce qui est particulièrement maladroit, SURTOUT en écologie - on finit par s'interroger sur le bien fondé des réflexions. Le paroxysme est atteint à l'apparition de Pierre Rabhi, l'homme qui a su rendre une ferme bio quatre fois plus rentable qu'une ferme normale grâce à une formule parfaite : faire payer ses stagiaires pour leur donner le droit de travailler quelques jours dans sa ferme. Et là une nouvelle gêne prend naissance : le terme même de "réflexion" est à prendre à un certain degré : le film n'est pas là pour qu'on réfléchisse comme je l'ai dit, mais pour asséner des vérités encourageantes. Je n'ai rien contre un peu de positif, sauf que ce film n'offre pas de la réflexion mais de la conscience. Et que là encore, lorsqu'on respecte le minimum vital d'hygiène critique, il est difficile de voir ce film avancer sans jamais réfléchir sur lui-même, comme s'il détenait la vérité universelle et qu'il n'avait donc pas à se soumettre à un regard critique. Il offre ainsi parfois des perles improbables, notamment lorsqu'il s'emmêle et parle alors d'éducation en nous montrant des exemples dans l'enseignent (même si, à sa décharge, le passage est sur la Finlande, un pays qui semble lui-même ne plus savoir faire la distinction), en prenant d'ailleurs bien soin de ne pas s'intéresser aux études supérieures.


Mais je crois que ce qui m'a rendu le plus triste, c'est de voir un film pour lequel on ne peut être encomiastique ni pour sa forme, alternant les plans flous, les cadres peu inspirés, la mise en scène bateau, ni sur son fond qui, par peur de perdre le spectateur de 6 ans, ne l'explore jamais, ne cherche jamais la difficulté, ne confronte jamais ses idées.


Je pourrais parler aussi de la cohérence de proximité : pour un film qui nous invite à nous pousser à l'action, il aurait été plus chouette de parler majoritairement - ou au moins un peu plus - d'actions réalisées dans notre coin de monde. La proximité n'accroit-elle pas la motivation d'implication ? Et n'est-ce pas ainsi plus intéressant pour déterminer ces actions en articulation avec le monde politique ? Et cette articulation ne serait-elle pas le but à atteindre ? Et est-il atteignable par la voie de ces micro-systèmes ? Oulah mais on rentre dans de la réflexion et on me reprochera d'aller à l'encontre d'un grand message universel de bons sentiments qui traverse les frontières et toutes ces choses etc. Donc n'en parlons plus.


Je ressors de "Demain" avec une certaine tristesse : celle de constater qu'il a peut-être raison : il y a beaucoup de gens qui réfléchissent le sujet, qui écrivent de bons articles, qui réalisent même de bons reportages (voir les commentaires plus bas)... Et c'est un film adressé à des enfants de 6 ans qui parvient à faire parler de lui. Mais à ma connaissance, aussi émerveillé que peut l'être un enfant de cet âge, il préférera toujours aller jouer ensuite plutôt que de contribuer à cet émerveillement. Voilà comment un documentaire qui repose son succès sur sa capacité à éviter de développer tout esprit critique chez son spectateur occulte des travaux bien plus pertinents, intéressants, aboutis. Demain, moi, ça m'a rendu triste car il me rappelle que depuis Saint Paul, on a peut-être pas changé. Et face à "demain", je me sens comme un utopiste trahi car j'espère encore un monde où l'on est capable d'agir, oui, mais avec discernement.


edit : je diminue de 1 après ma prise de connaissance de ces quelques articles :


http://afis-ardeche.blogspot.ch/2012/09/humanisme-notre-visite-chez-des.html
https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/280912/agroecologie-quand-bastamag-voit-ce-quil-croit

LeCactus
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le 12 févr. 2016

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