Désordres se déroule dans le Jura bernois à la fin du XIXème siècle. On arrive dans une petite ville en même temps que Pierre Kropotkine, jeune cartographe et penseur anarchiste (que j'affectionne très particulièrement au passage, voir ma critique sur La Conquête du Pain : https://www.senscritique.com/livre/la_conquete_du_pain/critique/330595075). Au sein de cette ville se trouve une horlogerie dans laquelle travail Joséphine. Elle a pour rôle d'installer une pièce maitresse dans la montre : le balancier.
Pourtant, ni Joséphine, ni Kropotkine est le personnage principal. Celui qui est cœur du récit de Désordres, c'est le Temps.
Par une mise en scène lente et contemplative uniquement composée de plans fixes, Cyril Schaüblin fait presque ralentir le temps et pousse à l'observation et à la réflexion. Cette "lenteur" est pertinente car elle permet d'insister sur les mouvements répétés, sur le poids du travail et l'ennui ressenti par les ouvriers. Par les plans fixes, il fige l'action. Le réalisateur prend à contre courant le rythme et la consommation du temps moderne.
Le lieu de l'horlogerie, usine du temps, montre que ce dernier est un outil de contrôle et un outil politique. Les différents affichages des horloges de la ville, horloge municipale, horloge religieuse et horloge de l'usine, dysfonctionnent et n'indiquent jamais les mêmes données, symbolisant un "désordre" et une fragmentation conflictuelle entre les institutions qu'elles représentent.
Désordres apporte une critique particulièrement fine et subtile de la temporalité du capitalisme. Le processus dans lequel se trouve Joséphine est l'image de l'aliénation des travailleurs : travail rémunéré à la pièce, surveillance constante des cadres, recherche continue de maximisation du profit au dépend des conditions des ouvriers, etc... Cette aliénation est montré même littéralement durant le film. Sur une porte de l'usine est inscrit "Nos secondes comptent" - le temps est important, mais pour qui ?
Même si il n'y a pas de musique dans le film, le travail du son à un rôle majeur dans la mise en scène de Cyril Schaüblin. La cadence des machines et le tic-tac des montres créer une pression continue, rappelant au spectateur l'autorité du temps et sa manipulation au profit du capital et non de la liberté.
Cependant, au milieu de toute cette exploitation, apparaissent quelques instants de discussions durant les pauses, d'échanges de photos de figures révolutionnaires, où les ouvriers apparaissent "libres" (entre gros guillemets). Ces scènes font échos au Droit à la Paresse de Paul Lafargue, œuvre où le temps est vu comme un instrument de lutte et pour pour la réappropriation du temps volé.
Malgré la présence de Kropotkine dans le film, Désordres n'est pas un outil de propagande anarchiste. Il n'impose rien, il n'affirme rien, mais il montre, il suggère. Kropotkine, d'ailleurs, n'est pas protagoniste (il le dit lui même dans un dialogue avec des ouvriers, dont Joséphine qui lui renvoi sa réplique), il est un simple cartographe nullement placé en héros comme la plupart des films avec des penseurs et/ou des personnalités peuvent être. C'est cette "banalité" et du personnage de Kropotkine, et des autres personnages de manière générale, qui les rend extrêmement touchants et finalement, beaucoup plus personnels. Le choix du réalisateur d'utiliser des acteurs amateurs - comme a pu le faire Robert Bresson par exemple - créer une réelle identification chez le spectateur.
Les concepts anarchistes ne sont directement évoqué qu'une seule fois : lors du dialogue sur la Commune de Paris. L'anarchie est montrée non comme un slogan/un cri, mais comme une chose pratique. C'est l'anarchie "du commun" qui est montrée. Elle est vécue au rythme de l'entraide, l'égalité et la solidarité entre les habitants. Schaüblin est à l'opposé de l'image violente cliché qui est donnée à l'anarchie. Il la place non pas comme une lutte mais comme comme une construction d'un ordre libre basé sur la solidarité. Il rejoint alors Kropotkine dans une conception de l'anarchie optimiste (là où certains penseurs comme Bakounine voient l'anarchie comme un mouvement qui doit passer par la destruction).
Ce n'est pas la seule mise en scène des idées de Piotr Kropotkine (Pierre, c'est moins stylé).
Les plans larges attrapant la lumière naturelle et la forêt qui semble immense font écho à la place centrale de la nature dans la conception de notre penseur. La poésie que l'on peut trouver dans ses œuvres est ressentit dans la beauté de ces images.
Désordres est monument cinématographique qui arrive à
faire ressentir ce qu'est réellement l'anarchie ; non pas un chaos du temps mais la compatibilité des différents rythmes. Ce film évite tous les clichés ridiculisant ce mouvement. Chaque plan est parfait et s'inscrit complètement dans l'esthétique de l'anarchie sans tomber dans le discours et dans l'affirmation. Cyril Schaüblin pousse à la réflexion sur le rôle du temps dans l'exploitation capitaliste et dans l'aliénation des travailleurs.