Godard l'a indiqué en interview : 'elle' « ce n'est pas Marina Vlady, c'est la ville de Paris ». La prostitution de ce personnage principal reflète celle du tout-Paris, puisque Godard est convaincu que « pour vivre dans la société parisienne d'aujourd'hui, on est forcé, à quelque niveau que ce soit, à quelque échelon que ce soit, de se prostituer ». Le film gravite autour de Paris et de ses grands ensembles urbains. Il joue sur deux tableaux : anthropologie sociale et exhibition des monologues internes, de pensées parfois détachées de leurs sujets. 2 ou 3 choses que je sais d'elle donne au spectateur un tableau noir (mais léger, avec un recul malicieux et philosophe) du nouvel ordre marchand, en montre les effets sur les sens et les représentations courantes.


Godard s'applique à banaliser le scandaleux, pour s'adresser à l'intelligence plutôt qu'à la capacité d'indignation, sans prendre de garanties démagogiques ou racoleuses. Il fait sauter des verrous pour étendre sa liberté et donner une assise fort à son propos. Le résultat est déroutant mais toujours ancré dans le trivial, même lorsque les manières sont artificielles ou les suggestions guindées. Il peut être un cas d'école du structuralisme au cinéma, mais dans ce cas Godard livre une caricature inimitable, sensuelle et extrêmement ludique. Cet opus annonce la radicalisation des expressions politiques de Godard, marginalisé dans la décennie suivante (1970) et s'en remettant un temps à la vidéo. La politisation s'ordonne à un niveau très concret, le premier murmure du film citant un décret passé incognito « le 19 août ». Au passage le film porte des coups, par sa voix-off chuchotée, contre le modèle gaulliste, par nature pas disposé ni armé pour contrecarrer le tsunami consumériste (focus secondaire sur les produits qui font et feront de plus en plus nos vies). En lui reprochant son autoritarisme las au profit du maintien d'intérêts de classe, c'est encore ce manque de vision qu'il accable ; au mieux la combativité gaulliste serait inadéquate face aux nouvelles forces, juste bonne à plomber un peu une société qui lui échappe.


Marina Vlady ('d'origine russe') dans le rôle de Juliette, la mère de famille suivant la mode de la prostitution en refoulant états d'âmes et peurs du danger, de l'enfermement (c'est sûrement un engagement ponctuel, sinon elle n'irait pas!), est complètement téléguidée par son environnement et par le réalisateur (qui prend une posture d'accompagnant intellectuel, mais pas de sauveur ou de leader). Tout en vaquant à ses occupations, parfois avec des poussées irrationnelles, elle répand ses pseudos soliloques, principalement sur le langage ; régulièrement elle est postée face caméra, dans un numéro 'intérieur' violemment artificiel mais franchement impliquée, investie ; elle sait être un outil sincère et une exécutante éblouissante, elle réfléchit passivement (son esprit, sa place symbolique, les discours comme les objectifs qui lui sont confiés). Quelques passages mettent au centre d'autres femmes, en confession ou monologue, toutes à propos de leurs situations personnelles. Un mannequin essaie une digression 'sociologisante' en se tournant l'âme dans le vide.


Les racontars de Juliette sont souvent d'ordre pratique, des projections hasardeuses (pure expectative sur l'avenir de la société) ou versent dans les principes de vie (cherchant les vérités d'ordre relationnel, au sens large). Elle est encore dans la quête, cherche à comprendre, mais sans ces symboles et ces objets qu'elle tâche maintenant de cerner et de séparer, elle se trouve étreinte par le vide. Elle 'rame' et se pose des questions entre les blancs, s'ouvrant à d'autres blancs. Les murmures sont plus concentrés, se donnent par grappes : quelques-unes sont juste brillantes et réjouissantes par leur style, d'autres jettent dans des réflexions assorties d'engagements forts. Godard à la voix-off y tient des discours établis et une ligne générale, comme un éclaireur : son recul reflète celui d'une éminence grise ou d'un architecte consultant le monde sur lequel il opère, comme passeur ou observateur en réaction, non comme 'créateur' pur. Le recul de la voix-off et de Godard, puis celui du spectateur dans la foulée, est un luxe qui ne rapporte qu'une vue large et permet d'éviter beaucoup, à commencer par la dissolution de ces schémas collectifs.


La mise en scène est à la fois anti-naturelle et dédaigneuse envers les conventions. Elle suit le cours des pensées d'un narrateur invisible, travaille les représentations qu'il veut les plus précises. Ce narrateur est un esprit sans corps mis dans la position de spectateur – physiquement y compris, lorsqu'il fait face aux femmes pour les interroger ou recueillir ce qu'il leur a dicté ou ce qu'il a induit. Les conversations sont montées même au corps défendant de ces femmes et de ces actrices. Godard veut montrer le poids de la morale, des injonctions dans l'air du temps ou exigées par leurs boussoles (normes et préférences explicites, modèles intériorisés, gestion collective et individuelle des exigences primaires, de la compétition soft).


Toutes ces démonstrations prennent souvent une tournure humoristique, mais dans un registre plombant et net ; une sorte d'humour avec un point final, sur le déluge d'amertume naissante. C'est comme un retrait plus que la 'chute' d'une blague ; comme si ces écarts s'effaçaient d'eux-mêmes, par dépit pour leur inadéquation à la réalité. C'est un retrait vers le monde fermé d'un humain en cellule, mais pas une censure au sens strict : retrait bénéfique pour cette cellule, tout en témoignant de son impuissance à transformer et manipuler le monde et ses règles. Reste la faculté à jouer avec ses codes et en bout de chaîne, celle de s'abstraire en vain mais 'en forme' par des enthousiasmes mentaux dont le rôle est de défendre et soulager. Toutefois il ne faudrait pas s'attendrir ou s'arrêter, sous peine d'être emporté par leur morbidité. La conscience ne servirait alors plus qu'à constater cet affaissement, comprendre le monde sans avoir plus ni issue, ni confort, ni espace.


Tout perché dans l'intellect qu'il est, le film vaut aussi par son rythme, sa musicalité même ; elle compense ce qui semble parfois des séquences 'fantômes'. Car s'il y a es scènes de vie pures et sans blabla (justifiables mais frustrantes) comme la petite chez le dentiste (le meurtre psychique et l'intégration forcée symbolisés – idée forte au moins), se traînent aussi des séquences d'énumérations tirant vers le gadget de dépannage. Ces informations données indirectement servent-elles à étayer lourdement, à mettre un peu de clarté et de 'béton' pour récupérer le décrocheur, ou à parodier certaines attitudes ? On verra en tout cas, à la 68e minute, un binoclard médusé, regard (de veau sous hypnose) caméra, pendant que son voisin déroule avec une froideur caricaturale son compte-rendu. Contrairement à ces femmes instrumentalisées, pensant soigneusement à ces réparties livrées sans clé, lui semble ne pas pouvoir compter sur sa seule bonne volonté pour absorber ce qui le dépasse. Les hommes responsables et habilités apparaissent comme des otages laminés à la racine, complètement possédés et s'en remettant à des parodies de raison : à la fin Juliette lit le rapport de son mari sur 'l'homme d'avenir' : un homme pratique, confiant mais pas agressif, etc. Ils sont au lit et s'apprêtent à dormir, elle cherche un écho de sa part, lui est absent comme il l'est à ce qu'il prétend réfléchir et mûrir, ses affaires sont réglées et il ne ressent pas de trouble.


https://zogarok.wordpress.com/2021/07/26/deux-ou-trois-choses-que-je-sais-delle/

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le 24 juil. 2016

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