Il y a, dans 12 hommes en colère, beaucoup de très bonnes choses et beaucoup de très mauvaises. Essayons d'en faire l'inventaire.
Commençons par ceci : 12 hommes en colère est un film de propagande, donc un film dans lequel le cinéma est subordonné à la politique partisane, ce qui signifie que le réalisateur a un parti-pris dans ce débat, il ne représente avec honnêteté que les arguments d'un seul camp et caricature ceux du camp adverse. Cela ne suffit pas à en faire un mauvais film, car ses qualités purement cinématographiques sont nombreuses, mais il faut garder en tête que son message est son enjeu principal, ce qui ne devrait pas être le cas dans un soi-disant chef d’œuvre (ce qui ne signifie en aucun cas qu'un chef d’œuvre ne peut pas porter de message !).
Examinons donc le message en question, en commençant par les points positifs.
12 hommes en colère est un plaidoyer pour le respect de la présomption d'innocence. C'est très bien. Sans présomption d'innocence il ne reste que l'arbitraire, et l'arbitraire n'est pas compatible avec la république et la démocratie. On ne peut donc que défendre le film dans cet aspect des choses.
12 hommes en colère est également un plaidoyer pour le débat rationnel et argumenté, et fait appel à notre compassion, y compris notre compassion pour des personnes ayant peut-être commis un crime. Là encore on ne peut que le suivre, et un des grands moments du film est celui où le juré n°8 explique à ses camarades que la vie d'un homme étant en jeu, cela ne leur coûtera pas grand chose de consacrer quelques heures de plus à étudier son cas.
(attention, divulgâchage)
Mais lorsqu'on souhaite tenir un débat rationnel, il faut utiliser des arguments rationnels. Or ceux du juré n°8 sont, assez souvent, frauduleux.
Dans 12 hommes en colère, 11 des 12 jurés commencent par être persuadés de la culpabilité de l'accusé, puis finissent par se ranger au point de vue défendu par le juré n°8. Je me suis imaginé dans cette pièce. Si j'avais été un de ces jurés, comment aurais-je réagi ? Il me semble que j'aurais parcouru un chemin exactement inverse. J'aurais commencé par défendre le juré n°8, car le point de départ de sa réflexion (on ne condamne pas un homme à mort sans examiner sérieusement et honnêtement son dossier) est le prérequis du bon fonctionnement de la justice. Puis, je me serais progressivement éloigné de lui, car ses arguments n'étaient pas convaincants. À la fin, j'aurais voté la culpabilité de l'accusé.
Car en effet, un meurtre a été commis. Et il n'y a pas de meurtre sans coupable, et pas de coupable sans mobile. Lorsque l'on veut prouver l'innocence d'un homme, la moindre des choses est de suggérer le nom d'un autre coupable possible. Mais dans ce cas cela aurait été impossible, car cela aurait fait s'effondrer le message du film ! Le juré n°8 ne se contente donc pas de suggérer l'innocence possible de l'accusé, il essaye d'effacer le meurtre. Et entre de ce fait dans ce paradoxe : par compassion (légitime) envers l'accusé, il en oublie la compassion envers la victime.
Qui donc aurait pu commettre ce crime, si ce n'est l'accusé ? Une relation de l'homme assassiné, mais dans ce cas l'accusé, qui vivait avec lui, aurait dû en avoir connaissance. Ou cela aurait pu être un crime crapuleux, mais dans ce cas les traces de cette crapulerie auraient dû être visibles sur le lieu du crime.
Le juré n°8 (et donc, le réalisateur dont il est la voix) n'est pas honnête. Il fait ce que les scientifiques appellent du cherry picking, c'est-à-dire qu'il sélectionne les arguments qui l'arrangent et écarte sans les discuter ceux qui ne l'arrangent pas. En particulier, il appelle parfois à respecter la lettre de la loi (la présomption d'innocence, le principe du doute raisonnable), mais seulement car cela lui permet d'éviter d'appliquer une loi qu'il désapprouve : la peine de mort. On ne peut pas être légaliste à moitié. Un vrai légaliste qui serait moralement opposé à la peine de mort déciderait de l'appliquer tout de même, car elle est inscrite dans les règles communes de la société à laquelle il appartient.
Le problème essentiel du raisonnement du juré n°8 est cependant qu'il introduit un déséquilibre dans les principes juridiques. Le principe du "doute raisonnable" est très important, mais celui de "l'intime conviction" l'est tout autant. Tout le discours du juré n°8, cependant, repose sur l'idée (non argumentée) qu'il y aurait une priorité du doute raisonnable sur l'intime conviction. Mais la justice ne peut pas fonctionner avec un tel déséquilibre : si on accorde une priorité au doute raisonnable, alors il faudra acquitter tous les accusés, sans exception, car on ne peut jamais être certain à 100 % de la culpabilité d'un homme. Il faudra fermer les prisons, les tribunaux, et les services de police. Or la répression du crime est indispensable à la paix civile et au bien-être des citoyens.
Ce qui nous amène au paradoxe ultime du film : celui de la confiance que l'on peut accorder à la justice. Tout système judiciaire républicain repose sur l'idée que le risque d'erreur judiciaire existe, mais qu'on ne peut faire l'économie de l'accepter, et qu'il faut en conséquence apporter des garanties aux personnes accusées (présomption d'innocence, droit à la défense, débats argumentés) qui permettent de réduire ce risque au minimum. Il est donc très étrange de défendre la présomption d'innocence tout en refusant d'accepter le risque d'erreurs judiciaires et en suggérant que la justice n'est pas digne de confiance. C'est précisément le respect des droits des accusés qui rend la justice digne de confiance et rend acceptable le risque d'erreurs judiciaires.